"Mexicanisation", "narco-racailles"... Pourquoi Bruno Retailleau utilise un tel vocabulaire pour s'exprimer?

Le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau à Saint-Herblain en Loire-Atlantique le 28 mars 2025 - Loic VENANCE / AFP
Des mots inventés par le ministre de l'Intérieur. Ces dernières semaines, Bruno Retailleau n'a pas hésité à aller puiser dans les néologismes pour décrire la situation du trafic de drogue en France, de la "mexicanisation" de la France aux "narco-enclaves".
Ces termes ne sont pas choisis par hasard, puisque le locataire de la place Beauvau a fait de la lutte contre ce phénomène l'un de ses chevaux de bataille. D'autant que ces derniers jours, plusieurs prisons et des surveillants ont été ciblées par des attaques et que la piste de la vengeance de narcotrafiquants est jugée très sérieuse.
"Une nouvelle réalité"
"Si on n'utilise plus les mêmes mots qu'avant, c'est parce que là où le trafic de drogue désignait des petits circuits mafieux, le mot de narcotrafic renvoie à une criminalité industrialisée", décrypte Élodie Mielczareck, spécialiste du langage auprès de BFMTV.
"Ce glissement dans les termes reflète un changement profond d'échelle dans le fonctionnement du marché de la drogue. Narcotrafic, c'est un mot efficace pour désigner une nouvelle réalité", juge encore la sémiologue.
Les termes choisis par Bruno Retailleau depuis son arrivée au ministère de l'Intérieur en septembre dernier s'inscrivent en effet dans le très net développement du trafic de drogue ces dernières années.
Un phénomène présent désormais partout
Le marché de la cocaïne est désormais en passe de dépasser celui du cannabis en France tandis que "le piège du narcotrafic", pour reprendre l'expression d'un rapport parlementaire dépasse désormais largement les frontières franciliennes et marseillaises, longtemps épicentre de ce phénomène.
Il s'est désormais étendu ces dernières années à des villes moyennes comme Valence, Rennes, Mulhouse ou Verdun avec des conséquences souvent dramatiques.
Plusieurs faits divers ont choqué la France, de la jeune Socayna, assassinée d'une balle perdue en 2023 alors qu'elle étudiait dans sa chambre à Marseille à un enfant de 5 ans à Rennes, gravement blessé après une fusillade à l'automne en passant par la mort du jeune Nicolas en Ardèche en novembre dernier.
"Quand vous êtes en charge de la sécurité des Français, vous êtes souvent moins jugé sur vos résultats que sur votre parole. Vous êtes là pour donner un sentiment de sécurité", analyse Philippe Moreau-Chevrolet, spécialiste de la communication politique.
"Forcément, face à de tels drames, vous allez utiliser des mots très durs", analyse Philippe Moreau-Chevrolet, enseignant à Sciences-Po Paris.
"Imposer un mot pour faire reconnaître un problème"
Depuis son arrivée au gouvernement, une partie des oppositions tout comme certains élus LR doutent de la marge de manœuvre de Bruno Retailleau pour lutter contre le narcotrafic. Le ministre de l'Intérieur peut cependant se targuer d'avoir fait adopter une proposition de loi contre le narcotrafic qui crée notamment un parquet spécialisé ou un régime carcéral considérablement durci pour les gros trafiquants.
Sans cependant l'empêcher d'utiliser des expressions qui ne reflètent pas toujours la réalité française. En novembre dernier, Bruno Retailleau avait ainsi jugé que "sans mobilisation générale" contre le trafic de drogue, la France irait vers "la mexicanisation".
Ce pays d'Amérique du sud connaît pourtant une situation très différente de l'Hexagone. La guerre des cartels a fait plus de 30.000 morts en 2024. De nombreux responsables politiques sont par ailleurs impliqués dans le narcotrafic. Ces organisations criminelles ont pris un tel poids au Mexique qu'elles sont en mesure d'affronter les forces de l'ordre tout comme l'armée mexicaine.
"C'est vrai que nous ne sommes pas le Mexique", reconnaît une sénatrice LR. "Mais, l'idée, c'est aussi d'imposer un mot pour faire reconnaître un problème de société".
"On perturbe profondément les gens"
"Parler de féminicide par exemple a donné un sens particulier aux crimes conjugaux en montrant que c'était très majoritairement produit par des hommes sur des femmes. Que le mot mexicanisation interroge, c'est très bien. Ça montre qu'on doit se battre pour que ça ne nous arrive jamais", poursuit la parlementaire.
Ce terme n'a d'ailleurs pas été inventé par Bruno Retailleau lui-même mais été utilisé en premier par le sénateur LR Étienne Blanc, corapporteur de la commission d'enquête sur le narcotrafic en France. Dans ce travail, on y trouve notamment la notion de "narcoterrorisme", de "scènes de guerre" ou encore d'organisations qui n'hésitent "plus à défier l'État".
"En parlant de mexicanisation, Bruno Retailleau perturbe profondément les gens. Il y a l'idée que la France ne serait plus capable de se protéger contre le trafic de drogue. Quand vous enlevez le pilier de la sécurité, l'un des besoins de la population, vous créez une immense angoisse", regrette de son côté un ancien conseiller ministériel de Jean-Pierre Raffarin.
"L'idée derrière est que derrière cette profonde déliquescence, on a besoin d'un homme providentiel qui soit en mesure de nous sauver", ajoute encore ce spécialiste de la communication politique.
"Surenchère verbale"
Le calcul prend tout son sens en pleine course aux adhésions à la présidence des Républicains. Grand favori de ce scrutin, sa victoire à la tête de la droite pourrait ensuite lui ouvrir un boulevard pour être candidat à la présidentielle.
Ce jeudi matin, le ministre de l'Intérieur n'a pas hésité à évoquer sur RTL "les enfants-soldats" et "les narco-racailles" qui participeraient au narcotrafic.
Ces derniers mois, plusieurs mineurs, parfois très jeunes ont été mis en cause dans le cadre de règlements de compte. À Marseille, un adolescent de 14 ans est actuellement en détention, suspecté d'avoir tué en septembre dernier un chauffeur VTC, sans lieu avec le narcotrafic, après avoir été recruté sur les réseaux sociaux.
S'il n'existe pas de définition en droit international de l'enfant-soldat, l'ONU estime qu'ils sont principalement utilisés lors de guerres civiles ou par des groupes criminels paramilitaires.
"Là, on est dans de la surenchère verbale avec le besoin de montrer que l'on existe et qu'on est capable d'aller sur des mots aussi violents que ceux du Rassemblement national", décrypte Philippe Moreau-Chevrolet, spécialiste en communication politique.
Des résultats en demi-teinte
"Un tel vocabulaire, c'est aussi l'occasion d'utiliser une fenêtre d'opportunité pour regagner en poids politique, en capitalisant sur l'idée que les gens apprécieraient que vous leur teniez un discours qu'ils pourraient considérer comme vrai".
La stratégie peut-elle vraiment être efficace pour Bruno Retailleau? Si le ministre de l'Intérieur compte parmi les plus populaires du gouvernement de François Bayrou - 33% d'opinions favorables dans un sondage Ipsos pour la Tribune dimanche -, il ne décolle guère pour la présidentielle.
En cas de candidatures dispersées entre Renaissance et LR, Bruno Retailleau ne récolterait qu'entre 8 et 10% d'intentions de vote au premier tour selon une étude Elabe pour BFMTV.