"Il ne peut pas tout faire tout seul": Retailleau est-il condamné aux effets d'annonce sur l'immigration?

Bruno Retailleau à Grenoble le 14 février 2025 - Olivier CHASSIGNOLE / AFP
Ce jeudi 27 février est une journée aux allures de marathon pour Bruno Retailleau. Avec le matin un déplacement consacré aux tensions migratoires entre la France et l'Angleterre dans le Pas-de-Calais avant son premier grand meeting à Lille (Nord) devant les adhérents LR, tout à l'image de son quotidien.
En seulement quelques mois, Bruno Retailleau, méconnu du grand public avant son arrivée au gouvernement, est parvenu à se faire un nom, entre ses déplacements coup de poing, son explosion dans les sondages et une campagne pour conquérir la droite: 62% des Français jugent qu'il est un bon ministre de l'Intérieur, selon notre dernier sondage Elabe pour BFMTV, publié ce jeudi.
Mais pour ses critiques, les résultats se font attendre. "Il nous promet le Kärcher comme Nicolas Sarkozy mais à la fin, tout cela va rester dans son emballage dans un garage", pronostique déjà le député RN Antoine Villedieu auprès de BFMTV.com.
"Plus entendu en 6 mois que Macron depuis 2022"
Le diagnostic est partagé par Jordan Bardella. Après une attaque au couteau à Mulhouse ce samedi par un Algérien qui n'a pas été expulsé en dépit de 14 tentatives administratives, le patron du parti à la flamme a demandé au ministre de l'Intérieur d'"agir ou de partir".
À ce stade, 61% des Français déplorent que le ministre de l’Intérieur ne puisse pas agir davantage à cause du cadre juridique, selon notre sondage. L'ex-patron des sénateurs LR mouille pourtant la chemise pour le faire évoluer. Prévenu dès décembre, lors de son maintien à son poste par François Bayrou, qu'il n'y aurait pas de grande loi immigration comme il souhaitait, Bruno Retailleau mise désormais sur deux textes portés par la chambre haute pour faire avancer ses pions.
"J'ai l'impression de l'avoir plus entendu en six mois nous parler des sujets d'immigration qu'Emmanuel Macron nous parler de tout le reste depuis 2022", lâche un député macroniste.
"À Bayrou de lui donner les moyens"
La première proposition de loi défendue par le ministre porte d'abord sur l'allongement de la durée en centre de rétention des étrangers en situation irrégulière condamnés pour crimes de 90 à 210 jours. Le texte est dans les tuyaux depuis la mort de Philippine, étudiante tuée dans le bois de Boulogne. La seconde cherche à conditionner le versement de certaines prestations sociales comme les allocations familiales à une durée de séjour d'au moins cinq ans.
Si ces deux textes devraient être votés prochainement par le Sénat, leur avenir à l'Assemblée nationale semble très flou. Pour l'instant, aucune des deux n'apparaît à l'agenda parlementaire transmis par François Bayrou au socle commun.
"Ce sont typiquement des mesures qui peuvent faire exploser le gouvernement et le socle commun à l'Assemblée", résume un pilier Renaissance du Palais-Bourbon. "Du coup, on s'en méfie."
"Le Premier ministre n'a pas intérêt à aller sur le terrain de l'immigration en dehors de quelques mots", comme ceux sur le "sentiment de submersion" migratoire, résume encore ce bon connaisseur des sujets régaliens.
"C'est à François Bayrou de lui donner les moyens d'agir", reconnaît quant à elle l'ex-porte-parole du gouvernement Maud Bregeon, chargée de déposer l'une de ces propositions de loi à l'Assemblée.
"Ça fait pschitt"
Manifestement soucieux de dépasser les blocages ministériels ou parlementaires, Bruno Retailleau a décidé d'accélérer sur la question de la régularisation des personnes sans-papiers qui travaillent, facilitée depuis la circulaire de Manuel Valls en 2012.
En janvier dernier, le ministre de l'Intérieur a donné une conférence de presse pour dévoiler une nouvelle circulaire, destinée à faire évoluer les règles en la matière et mettre fin à la délivrance de titres de séjour "à tour de bras".
"On aurait dit Sarkozy en 2005 quand il sautait sa chaise pour dire qu'on allait voir ce qu'on allait voir", tacle un député Renaissance, qui pourtant l'apprécie. "À la fin, quand vous regardez la circulaire dans le détail, ça fait pschitt."
Les évolutions liées à cette circulaire sont en effet plutôt minces. Adhésion aux valeurs républicaines, respect de l'ordre public, niveau minimal de maîtrise de la langue française... Les nombreux critères évoqués dans cette circulaire existent depuis plus d'une décennie.
Si les préfectures vont bien devoir appliquer de nouvelles consignes, comme l'exigence de détenir 12 mois de fiche de paie au lieu de 8 mois ou l'allongement de la durée d'application des OQTF (obligation de quitter le territoire français), "on n'est pas dans la révolution", estime un député LR.
Quant aux nombreux autres dossiers chauds sur la table rare, rares sont ceux à être du ressort direct de Bruno Retailleau. L'aide médicale d'État, ce dispositif qui permet à des personnes sans-papiers d'accéder gratuitement à des soins en France ? En dépit de la promesse du ministre de l'Intérieur que François Bayrou allait y "toucher", le dispositif, à la main du ministre de la Santé, a été maintenu intact dans le dernier budget.
"Il ne peut pas tout faire tout seul"
La question d'une remise en cause de l'accord entre la France et l'Algérie qui permettrait de baisser le nombre de visas accordés par Paris aux ressortissants algériens? La décision revient directement à Emmanuel Macron qui a la main sur les sujets diplomatiques.
Celle de la liste des métiers en tension qui permet ou d'accorder ou non des titres de séjour dans la restauration ou le BTP en fonction des besoins? Elle est fixée par la ministre du Travail Astrid Panosyan-Bouvet.
"Il ne gère pas tous les sujets, hélas", reconnaît la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio, l'un de ses proches à la chambre haute. "Il réaffirme une exigence forte que nous n'avions pas avant mais il ne peut pas tout faire tout seul."
D'autres voient également dans la posture de Bruno Retailleau un calcul pour la suite, lui permettant de prendre la tête des Républicains, pour laquelle il croise le fer avec Laurent Wauquiez, voire même pour se positionner vers la présidentielle.
"La position de Bruno Retailleau permet de ramener dans l'axe républicain des électeurs qui n'entendaient qu'un son de cloche sur l'autorité, celui de Marine Le Pen", affirme le député Horizons Xavier Albertini. "Il ouvre des portes, il fait bouger les lignes, y compris dans notre propre camp", sourit sa collègue Renaissance Maud Bregeon. "Il sème des graines pour l'avenir."
Ministre, jusqu'à quand?
Mais à jouer la carte de la volonté sans forcément afficher des résultats très probants dans les prochains mois, Bruno Retailleau ne joue-t-il pas un jeu dangereux?
"Après dix ans dans l'opposition, on doit montrer que quand on a les manettes au gouvernement, les gens voient la différence. Sinon, on sera totalement discrédité", s'inquiète déjà un ex-ministre LR de Michel Barnier.
D'autres pointent plutôt du doigt le risque que les députés du Rassemblement national ne finissent par s'impatienter. Il faut dire qu'en septembre dernier, Marine Le Pen avait explicitement demandé à Michel Barnier une nouvelle loi immigration début 2025 ou avait menacé dans le cas contraire de le censurer.
Très discrète depuis le décès de son père en janvier, la présidente des députés RN pourrait ressortir du bois, en demandant des comptes au locataire de la place Beauvau. "Si elle nous dit 'tu parles beaucoup mais tu ne fais rien', on devra avoir un bilan solide pour la contredire", analyse un sénateur LR. "Pour l'instant, on ne l'a pas. Il faut qu'on s'achète encore du temps de vie gouvernemental."
Du côté du ministre de l'Intérieur, l'heure est pourtant loin d'être à l'inquiétude.
"Le moment où l'on considérera que notre parole n'est plus suivie d'action, on partira, c'est une évidence, bien sûr", avance l'un de ses proches.
Et de rappeler qu'en plein remaniement, en décembre dernier, Bruno Retailleau avait déjà confié sur BFMTV vouloir rester ministre uniquement s'il était "en mesure de restaurer l'autorité", "aussi bien dans la rue qu'à nos frontières".