Couacs ou "polyphonie"? Pourquoi Bayrou a recadré ses ministres sur le voile dans le sport

Un très net changement de pied. Jusqu'ici soucieux de laisser une grande liberté de ton à ses ministres, parfois en franc désaccord entre eux, François Bayrou a sifflé la fin de la récréation ce mardi sur la question du port du voile dans les compétitions sportives. Cinq de ses ministres ont été convoqués pour rappeler la ligne du gouvernement.
"On a un principe auquel le Premier ministre est attaché: c'est celui de la solidarité gouvernementale. On joue ensemble, on ne se critique pas les uns les autres", explique un proche du locataire de Matignon auprès de BFMTV.com.
"On corrige le tir"
Le ministre de la Justice Gérald Darmanin et son collègue de l'Intérieur Bruno Retailleau n'avaient pas hésité à publiquement tancer la ministre des Sports Marie Barsacq et Élisabeth Borne à l'Éducation nationale sur la question des signes religieux ostentatoires dans les compétitions sportives.
Auditionnée par les députés, la ministre des Sports avait mis en garde le 13 mars dernier contre "les confusions" et "les amalgames" entre le port du voile et la radicalisation islamiste dans le sport.
Ces mots avaient profondément déplu à Bruno Retailleau qui soutient farouchement la proposition de loi LR au Sénat pour interdire le voile dans les compétitions sportives, adoptée le 18 février au Palais du Luxembourg. Il avait expliqué quelques jours après la prise de parole de la ministre des Sports être en "désaccord radical" avec elle.
Puis Gérald Darmanin est entré dans la danse, expliquant "qu'interdire le port du voile dans les compétitions, c'est une évidence".
"Qu'au bout de trois mois d'un nouveau gouvernement, il puisse y avoir un écart ou plusieurs sur un sujet sensible et qu'on corrige le tir, ça me paraît de bon sens", juge le député Modem Nicolas Turquois.
Jusqu'ici un vent de liberté
À l'issue de la réunion à Matignon, le message a été passé que la ligne du gouvernement correspondait était bien à celle du Sénat, qui est très proche par ailleurs de ce que permet déjà la loi, rappelée par le Conseil d'État en juin 2023 après sa saisie par l'équipe de football Les Hijabeuses.
"Le Premier ministre souhaite que les ministres se parlent de façon respectueuse", a insisté de son côté la porte-parole du gouvernement Sophie Primas ce mercredi.
Le constat n'avait pourtant rien d'une évidence. Jusqu'ici, la règle était claire: les ministres étaient libres de leur parole à condition de préciser qu'ils parlaient en leur nom propre. La méthode avait le mérite de montrer que ce gouvernement qui compte des ministres de droite, des élus macronistes et un proche de la gauche, était pluriel.
Sept heures de travail de plus par an, taxation des retraités les plus aisés, fin du droit du sol à Mayotte... Plusieurs ministres ont lancé dans l'air des idées en janvier et février, avant qu'à chaque fois la porte-parole du gouvernement ne précise qu'elles n'étaient "pas à ce stade la position officielle" de l'exécutif.
"On ne va pas dire à Borne ou Darmanin de la boucler"
Là où certains y verraient des couacs, la porte-parole du gouvernement aimait répéter à l'époque qu'il s'agissait de "polyphonie".
"Il est logique que ce gouvernement soit un gouvernement d'assemblage entre des personnes d'expérience, avec des convictions. Nous ne renoncerons pas à ce que nous sommes et je continue de parler de polyphonie", a-t-elle persisté et signé ce mercredi.
"Le sous-texte est clair. Là où Barnier recadrait des ministres que personne ne connaissait, sans poids politique, on ne va pas dire à Borne ou Darmanin de la boucler", décrypte un député Renaissance.
"Là, Bayrou recadre mais à sa façon, c'est-à-dire que chacun a compris ce qu'il voulait. Ce n'est pas vraiment ce que j'appelle se faire taper sur les doigts", nuance-t-il cependant.
Un recadrage qui a contenté tout le monde
Difficile de le contredire: à la sortie de la réunion de Matignon, tous ses ministres ont semblé avoir entendu ce qui allait dans leur sens à l'instar de Gérald Darmanin qui menaçait de démissionner si le Premier ministre prenait ses distances sur l'interdiction du voile dans le sport. Son entourage s'est félicité que François Bayrou soit sur sa ligne.
Élisabeth Borne et Marie Barsacq ont toutes les deux rappelé qu'un "cadre existait déjà pour protéger la laïcité".
"La volonté de François Bayrou, c'est de laisser chacun s'exprimer pour occuper la scène médiatique. Il continue de faire ce qu'il fait depuis son arrivée à Matignon", décrypte le sénateur Modem Jean-Marie Vanlerenberghe.
"L'idée, c'est qu'on puisse parler à la gauche et à la droite en même temps. On a besoin de ça pour que le socle commun ne craque pas à l'Assemblée. Si on entend que Retailleau, ça peut finir par péter", résume plus prosaïque un conseiller ministériel.
"À un moment, il rappelle aussi qui a l'autorité au sein de son gouvernement après deux, trois jours pas faciles", décrypte également un ex conseiller de Michel Barnier tout en affichant son scepticisme.
"Je doute que tout ça ne change quoi que ce soit. Quand vous avez un ministre qui menace de démissionner et que vous cédez, ça montre surtout que vous êtes faible à un moment T".
"Pas de cadeaux" de la part de Retailleau
Ce rendez-vous à Matignon est en effet arrivé au lendemain du camouflet infligé par l'Algérie qui a refusé de reprendre une soixantaine de ces ressortissants en dépit des menaces de François Bayrou de "dénoncer" l'accord de 1968 qui donnent un statut particulier aux Algériens, en matière de circulation, de séjour et d'emploi.
Le Premier ministre a été également tancé par la gauche pour avoir fermé la porte à tout retour à la retraite à 62 ans, loin de son engagement à n'avoir "ni tabou ni totem" sur le sujet. Quant au conclave avec les syndicats, sensé symboliser la méthode du Premier ministre, il semble sur le point de tourner au fiasco.
"Les polémiques vont s'enchaîner parce qu'il commence à faire des mécontents. Et à l'approche de la présidentielle, je vois pas bien pourquoi Darmanin ou Retailleau lui ferait le cadeau de ne pas le froisser", remarque un collaborateur ministériel.
Réponse de l'ex vice-président du Modem Jean-Marie Vanlerenberghe. "Ça fait 50 ans qu'il fait de la politique et 50 ans qu'il connaît les polémiques. Je ne crois vraiment pas que tout cela le perturbe".
Lors d'un dîner ce mardi soir autour des membres de son parti, François Bayrou a ainsi veillé à s'afficher "très en forme, très détendu".