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Le Premier ministre, Sébastien Lecornu, à Matignon le 3 octobre 2025

Photo by Alain JOCARD / POOL / AFP

"Il a compris qu'il n'allait pas y arriver": le récit des 12 heures du très éphémère gouvernement de Sébastien Lecornu

Le départ du Premier ministre a le goût d'une déflagration politique moins de quatre semaines après son arrivée à Matignon. Avec le désaveu de Bruno Retailleau et le retour de Bruno Le Maire au gouvernement, son sort a été scellé. Reste maintenant au chef de l'État plus que jamais en première ligne à tenter de sortir du "bourbier".

Nommé à 19h45 en catimini un dimanche soir et déjà défait le lendemain à 9h41. Le gouvernement de Sébastien Lecornu n'aura guère plus vécu qu'un papillon de nuit. Sébastien Lecornu a remis ce lundi matin sa démission à Emmanuel Macron, même pas un mois, 27 jours exactement, après avoir succédé à François Bayrou, devenant le Premier ministre le plus éphémère de la Ve République et battant, au passage, le record de Michel Barnier.

Après plusieurs semaines d'échanges avec la gauche et de quelques concessions plutôt menues, le Premier ministre avait pourtant fini par sortir du bois ce dimanche soir en présentant un casting ministériel chargé de faire passer un budget dans les prochaines semaines. Sans l'empêcher de tomber quelques heures plus tard, faute d'avoir réussi à largement rassembler les députés du socle commun. Retour sur l'échec de ces dernières heures qui ouvre une crise politique inédite.

"Il y a un côté 'je me barre parce qu'ils sont vraiment tous trop idiots'. Il a compris qu'il n'allait pas y arriver à un moment où tout le monde est dans l'irresponsabilité", peste Bruno Millienne, un ex-conseiller de François Bayrou à Matignon.

"On a fait comme Bayrou et Barnier"

Rembobinons ces derniers jours à Matignon. L'air s'est refroidi mais le ciel a pourtant semblé (un peu) s'éclaircir. Faute d'être parvenu à arrimer les socialistes à ses côtés, Sébastien Lecornu, réputé fin négociateur, a même abattu vendredi dernier l'une des rares cartes qu'il avait en main: celle du 49.3.

Alors que la nomination de son gouvernement se fait attendre, une prise de parole surprise du Premier ministre est annoncée. Sous l'œil des caméras, ce très proche d'Emmanuel Macron, renonce officiellement à l'usage de cette cartouche institutionnelle qui permet notamment de faire adopter un budget sans vote.

Le Premier ministre, Sébastien Lecornu, à Matignon le 3 octobre 2025
Le Premier ministre, Sébastien Lecornu, à Matignon le 3 octobre 2025 © Photo by Alain JOCARD / POOL / AFP

Depuis des semaines, les députés socialistes réclament à Matignon un tel geste, y voyant une façon pour eux de tenter d'imposer ensuite au Parlement la taxe sur les patrimoines de plus de 100 millions d'euros, portée par l'économiste Gabriel Zucman ou encore la suspension de la réforme des retraites.

Le geste n'a cependant pas convaincu les troupes d'Olivier Faure qui ont continué à menacer Sébastien Lecornu de censure dès vendredi après-midi. Et pourtant sans accord ou au moins bienveillance avec les socialistes, impossible pour Sébastien Lecornu de tenir à l'Assemblée.

"On veut un gouvernement mais sans le PS, on sait qu'on ne tient pas. Il ne faut donner aucun nom tant qu'on n'a pas de deal. On est en train de faire comme Michel Barnier et François Bayrou", s'exaspère alors un conseiller ministériel.

Accouchement dans la douleur

Il faut dire que le temps commence à presser. Constitutionnellement, le budget doit être déposé à l'Assemblée nationale au plus tard le premier mardi du mois d'octobre soit le 7 octobre, après avoir été soumis au Conseil d'État et devant un Conseil des ministres. Bref, Sébastien Lecornu ne peut plus attendre, d'autant moins qu'il est doit prononcer sa déclaration de politique générale le même jour que le dépôt du budget, mardi donc.

Preuve cependant que l'accouchement traîne en longueur: l'annonce du gouvernement n'a de cesse d'être repoussée. Une nomination jeudi soir? Samedi matin? Le Premier ministre peine à se décider. Il faut dire que la droite a su faire monter les enchères, sur le papier en tout cas. Bruno Retailleau, qui joue très gros et sait pertinemment que sa stature de présidentiable est principalement liée à sa présence place Beauvau, se verrait bien rester.

Mais il ne veut pas s'abîmer et sembler sans aucun levier dans un contexte budgétaire et politique qui s'annonce particulièrement contraint. De quoi pousser la droite à laisser entendre qu'elle pourrait bien ne pas rester au gouvernement, compliquant au passage encore un peu plus l'équation pour Sébastien Lecornu.

Bruno Retailleau et Sébastien Lecornu  à Paris le 16 juillet 2025
Bruno Retailleau et Sébastien Lecornu à Paris le 16 juillet 2025 © MAGALI COHEN / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Le socle commun remonté comme un coucou

Sentant le vent tourner et ne pouvant pas se permettre de perdre les 50 députés LR à l'Assemblée, le Premier ministre met les formes. Dans une lettre adressée aux députés et sénateurs du socle commun dimanche après-midi, il promet qu'il n'y aura "ni immobilisme, ni passage en force". Réponse d'un proche de Bruno Retailleau, manifestement sceptique: "Il n'y a rien de concret" dans ce courrier. "Ça va être compliqué devant les parlementaires de le défendre", poursuit ce même cadre de LR.

Du côté du Modem, on n'est guère plus tendre. Il "ne serait pas acceptable que le pacte que nous formons avec les forces du bloc central depuis 2017 ne soit désormais plus que la variable d'ajustement" face aux LR et au PS, tonnent les députés de François Bayrou dans une lettre.

"La copie présentée n'était pas conforme à ce qui était attendu. On est un certain nombre à avoir senti qu'il allait rétrécir son socle de députés et de sénateurs", explique le président de l'UDI Hervé Marseille dont des élus siègent dans le groupe Modem.

Et si comme si la pression de ses propres alliés ne suffisaient pas, la gauche ne le lâche pas. Invitée de BFMTV dimanche midi, la patronne des écologistes Marine Tondelier explique ce dimanche "ne pas voir d'autre chemin que la censure" tout comme le coordinateur national de LFI, Manuel Bompard et le premier secrétaire du PS Olivier Faure, exactement sur la même ligne.

Où est passée "la rupture promise"?

Côté Horizons où l'on estimait déjà que le précédent gouvernement ne faisait pas assez de place aux proches d'Édouard Philippe, on phosphore lors d'une visioconférence. Dans une chorégraphie qui pourrait sembler cynique, l'ex-Premier ministre n'a manifestement guère envie de mouiller directement la chemise. Approché pour devenir ministre des Armées, le maire du Havre refuse.

Encore quelques heures de coups de fil, d'échanges et voilà finalement le nouveau gouvernement dévoilé.

Il est 19h40, le secrétaire général de l'Élysée Emmanuel Moulin s'avance devant les caméras et égrène les noms du gouvernement Lecornu. Bilan: des reconductions en pagaille, de Bruno Retailleau à l'Intérieur à Élisabeth Borne à l'Éducation nationale et quelques rares nouveautés qui ne changent guère la donne politique avec la nomination du macroniste Roland Lescure à l'Économie, une seule membre d'Horizons, la députée Naïma Moutchou à la Fonction publique.

le secrétaire général de l'Elysée, Emmanuel Moulin  annonce le nouveau gouvernement le 5 octobre 2025 à l'Elysée
le secrétaire général de l'Elysée, Emmanuel Moulin annonce le nouveau gouvernement le 5 octobre 2025 à l'Elysée © Christophe PETIT TESSON © 2019 AFP

Nulle trace d'un élu de gauche qui aurait accepté de franchir le Rubicon et qui aurait pu tenter d'infléchir une partie de l'hémicycle. Quant à la droite qui compte 5 ministres sur 18, elle fulmine en coulisses.

Moins de deux heures après, Bruno Retailleau prend la parole sur le réseau social X. Et alors que sa reconduction au ministère de l'Intérieur vient d'être annoncée, il tacle l'équipe gouvernementale à laquelle il appartient. Il est 21h22, ce dimanche 5 octobre. Et tout bascule.

"La composition du gouvernement ne reflète pas la rupture promise", s'agace Bruno Retailleau sur X.

"Pas à la recherche de mecs de droite"

Le ministre de l'Intérieur semble renvoyer Sébastien Lecornu à ses propos lors de la passation de pouvoir avec François Bayrou. Il avait alors évoqué des "ruptures" sur "le fond" et "la forme" début septembre. Mais est-ce vraiment la future politique menée par Sébastien Lecornu qui n'a jamais vraiment dit quelles étaient ses intentions?

On peut en douter. Le patron des LR ne digère manifestement pas que deux de ses proches, l'éphémère secrétaire d'Etat à la citoyenneté Othman Nasrou et le député européen François-Xavier Bellamy, ne soient pas rentrés au gouvernement.

"Il faudra quand même qu'il m'explique ce qui, dans la situation politique actuelle, lui a donné l'impression que c'était de nouveaux ministres LR dont on avait besoin. On était à la recherche de la gauche, pas de mecs de droite", s'agace un élu Renaissance.
Bruno Retailleau quitte le siège des Républicains le 6 octobre 2025 après l'annonce de la démission du Premier ministre Sébastien Lecornu.
Bruno Retailleau quitte le siège des Républicains le 6 octobre 2025 après l'annonce de la démission du Premier ministre Sébastien Lecornu. © DIMITAR DILKOFF

Mais c'est surtout le retour de Bruno Le Maire au gouvernement qui a des allures de douche froide. Après avoir assuré à peine deux semaines plus tôt "exclure totalement" son retour parmi le casting ministériel, le revoilà aux Armées. À droite, déjà très agacée du casting, qu'elle estime en sa défaveur, c'en est trop.

Jugé en grande partie responsable de l'endettement du pays après avoir passé sept années à Bercy et toujours vu comme un traître par son ancienne famille politique, Ils ne sont pas légion chez Les Républicains à le vouloir comme "collègue" au gouvernement.

"Soit Bruno Le Maire renonce, soit on quitte le gouvernement", lance tout de go un député LR.

Une grande partie de la nuit de dimanche à lundi et à l'approche d'une réunion en fin de matinée, les téléphones des stratèges de la droite chauffent.

"Chantage"

Au gouvernement, on avance, fait-on savoir. La passation de pouvoir entre Sébastien Lecornu, toujours officiellement ministre démissionnaire des Armées en plus de sa casquette à Matignon et Bruno Le Maire, est prévue à 11h30 ce lundi matin.

À 16 heures, un Conseil des ministres est également au menu pour évoquer notamment sa déclaration de politique générale le lendemain à l'Assemblée. Mais dans le camp de la droite, la colère ne retombe pas.

Dans les matinales radio et télé, les acteurs politiques se succèdent. "Nous ne pouvons pas participer à ce gouvernement", lance sur RTL Xavier Bertrand, le président LR de la Région Hauts-de-France

Manière de faire monter les enchères et d'être mieux servi lors de la seconde salve de nominations prévue pour les ministres délégués et secrétariats d'État? Façon de pousser vers la porte Bruno Le Maire en exigeant de Sébastien Lecornu qu'il demande sa démission, après l'avoir nommé quelques heures plus tôt? C'est manifestement la thèse du ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot.

"Je ne peux pas croire que dans une situation tragique, le parti du général de Gaulle puisse se livrer à un chantage", tance le chef de la diplomatie française sur France inter.

"Implosion" du socle commun

Du côté du PS, on regarde le socle commun, ce bloc LR-Renaissance-Horizons-Modem qui avait jusqu'ici permis aux différents Premiers ministres de pouvoir compter au moins sur 211 députés à l'Assemblée, se déchirer en public. .

"Nous assistons à une crise politique sans précédent avec un socle commun qui a complètement implosé", avance ainsi le premier secrétaire des socialistes Olivier Faure sur RTL.

Difficile de lui donner tort alors que le vice-président des LR Julien Aubert dénonce "la déloyauté" de Sébastien Lecornu et appelle à "ne pas rester" au gouvernement sur BFMTV. Parmi les proches de Laurent Wauquiez, ancien concurrent de Bruno Retailleau pour devenir président de la droite, on ironise. Ça aurait été plus glorieux d'acter une non-participation des LR par rapport au programme plutôt que sur une question de casting", raille l'un de ses proches de l'ex -président du conseil régional d'Auvergne-Rhône-Alpes.

Fin manœuvrier, resté proche de son ancienne famille politique, Sébastien Lecornu a fait les comptes. Pour lui, impossible de se maintenir à Matignon sans appui de la droite. Direction l'Élysée pour en parler avec Emmanuel Macron dès 8h30 autour d'un café au goût probablement assez amer.

Dans le bureau présidentiel, Sébastien Lecornu présente donc sa démission au chef de l' État qui l'accepte. À sa sortie, l'annonce est faite aux médias: "Monsieur Sébastien Lecornu a remis la démission de son Gouvernement au Président de la République, qui l’a acceptée."

"Si vous n'avez ni les LR ni la gauche, vous ne faites même pas 150 voix dans l'hémicycle. Il a préféré partir de lui-même que de tomber sur une motion de censure. Il n'a finalement fait qu'acter une situation politique assez transparente", observe un député Liot.

Fatigué des "appétits partisans"

Il est 10h48 ce lundi matin quand le Premier ministre s'avance sur le perron de Matignon pour prendre la parole. À peine 72 heures après avoir annoncé qu'il n'utiliserait pas le 49.3, semblant donc se projeter plus que jamais à la tête du gouvernement, Sébastien Lecornu annonce jeter l'éponge.

Sans animosité, l'ancien ministre de la Défense fait pourtant bien passer ses messages.

"La composition du gouvernement n'a pas été fluide et a donné lieu au réveil de quelques appétits partisans", "non sans lien avec la future présidentielle", lance-t-il en visant clairement Bruno Retailleau.

Nous étions "prêts" à des compromis, explique encore le Premier ministre désormais démissionnaire, jugeant que "les partis avaient fait mine de ne pas voir les avancées".

Sébastien Lecornu, le 6 octobre 2025, après son allocution à Matignon et sa démission.
Sébastien Lecornu, le 6 octobre 2025, après son allocution à Matignon et sa démission. © STEPHANE MAHE

Exit Sébastien Lecornu donc et retour de la pression maximale sur Emmanuel Macron. Que va désormais faire le président qui, après le fiasco de la dissolution, a nommé pas moins de trois Premiers ministres en à peine un an? La présidente des députés RN Marine Le Pen appelle à une nouvelle dissolution qui lui semble "absolument incontournable".

La France insoumise demande de son côté "l'examen immédiat" de la motion de destitution à l'encontre du chef de l'État. Les socialistes, eux, hésitent sur la suite. Détestant prendre des décisions sous la pression, le chef de l'État n'annule pas sa participation à une répétition de la panthéonisation de Robert Badinter, prévue de longue date ce lundi matin.

"Bonne chance"

Mais à l'issue de ce la préparation de cette cérémonie, le président est observé en train d'arpenter l'Île de la cité, en plein centre de Paris, téléphone à la main, plus seul que jamais.

Emmanuel Macron sur l'Île de la Cité à Paris, le 6 octobre 2025, jour de la démission de Sébastien Lecornu.
Emmanuel Macron sur l'Île de la Cité à Paris, le 6 octobre 2025, jour de la démission de Sébastien Lecornu. © Document BFMTV

Quelles options lui restent-il dans un contexte politique et économique plus instable que jamais? Fera-t-il le choix d'un Premier ministre qu'il imagine rassembler au-delà de ses troupes comme Bernard Cazeneuve ou Jean-Louis Borloo?

"Allez trouver quelqu'un pour un bourbier pareil qui n'a probablement aucune chance de trouver des accords et qui doit après assumer l'étiquette de Premier ministre déchu toute sa vie... Bonne chance", lâche un élu LR.

Emmanuel Macron voudra-t-il dissoudre à nouveau l'Assemblée nationale avec le risque d'un résultat très proche de celui de l'été dernier ou d'une victoire du Rassemblement national? Son éventuelle démission, qu'il a jusqu'ici toujours écarté, pourrait-elle finalement être sur la table? Pour l'instant, le chef de l'État, préfère rester silencieux. Et demander à son si furtif Premier ministre de mener des négociations. Si celles-ci n'aboutissent pas d'ici mercredi soir, le président de la République explique, via son entourage, qu'il prendra ses responsabilités. Traduction : entendez-vous ou disparaissez par l'arme de la dissolution.

Marie-Pierre Bourgeois