"La pièce manquante du puzzle": le traumatisme enfoui des victimes de Joël Le Scouarnec éclairé par ses carnets

Dans la salle d'audience de la cour criminelle du Morbihan avant le début du procès Le Scouarnec, le 24 février 2025 à Vannes - Damien MEYER © 2019 AFP
Depuis son adolescence, Martin* a une aversion pour le corps médical. Depuis 2018, et cette convocation par les gendarmes qui lui apprennent que son nom figure dans les "journaux intimes" de Joël Le Scouarnec, il ne supporte plus d'être soigné ou accompagné par un homme. Pour le jeune homme de 31 ans, il s'agit de l'une des nombreuses conséquences du traumatisme qu'il a subi depuis son passage au bloc et cette opération réalisée par le chirurgien pédocriminel, au cours de laquelle il a écrit avoir abusé de lui.
343 victimes ont été recensées dans ce qu'on a appelé les "carnets noirs" de l'ex-chirurgien de Jonzac, jugé depuis le 24 février par la cour criminelle du Morbihan pour 300 faits de viols et d'agressions sexuelles sur 299 d'entre elles. Certaines n'ont en effet pas pu être identifiées, pour d'autres, les faits sont prescrits. Mais surtout, sur 330 personnes auditionnées par les gendarmes, seules 45 avaient des souvenirs concrets. La conséquence d'un mode opératoire bien ficelé, avec des abus commis lors d'une opération sous anesthésie ou en salle de réveil.
"Il a brisé mon enfance"
À partir de ce jeudi 6 mars, le procès de Joël Le Scouarnec entre dans une nouvelle phase, avec la déposition des victimes. La grande majorité souhaite témoigner des traumatismes qu'elles ont vécus ou vivent encore à la suite des agressions commises par le chirurgien lorsqu'elles n'étaient encore que des enfants. La moyenne d'âge des 299 victimes est de 11 ans, certaines avaient 3, 4, 5, 6 ans. Des enfants qui ont dû se construire avec cette blessure, inexplicable.
"Il a brisé beaucoup de choses, mon enfance, mon adolescence, ma vie d'adulte", soufflait Martin, rencontré par BFMTV.com quelques semaines avant le procès. Depuis le début de cette affaire hors normes, de nombreuses victimes ont témoigné des états dépressifs, de l'anxiété, des phobies médicales dont elles ont souffert à la suite de leur opération. "Quand vous êtes sous soumission chimique, la conscience est endormie mais pas le corps", résume Lucie Potet, psychologue en lien avec l'association L'Enfant Bleu.
"Ce corps va garder en mémoire les traumatismes et quand il y a une agression sexuelle, il y a une empreinte qui persiste", explique-t-elle.
Mémoire traumatique
Concrètement, pour Aurore Malet, docteure en neuroscience spécialisée dans l'accompagnement des victimes d'agressions sexuelles, "le devoir du corps est de nous protéger lors d'une agression". "De l'adrénaline et de la cortisone sont produites, ces deux hormones sont toxiques pour certaines zones du cerveau, ce qui peut amener à la sidération et créer un mécanisme potentiellement d'amnésie traumatique", précise cette spécialiste, qui suit des victimes de Joël Le Scouarnec.
En clair, la mémoire verbale ne peut formuler les faits subis mais le corps en garde les stigmates. "L'amnésie traumatique va être la conséquence d'un mécanisme de protection", poursuit la sexologue.
Pour la psychologue Lucie Potet, "à partir du moment où il y a un traumatisme, conscient ou non, le comportement va alors changer". C'est ce qu'on appelle la mémoire traumatique.
Dans le cas de Martin, il y a eu un repli sur soi à partir de l'âge de 12 ans. À l'époque, sa famille met ce comportement sur le coup de l'adolescence. Il y a "d'autres cortèges de symptômes", relève la docteure en neuroscience. On peut citer le syndrome de stress post-traumatique, les troubles alimentaires, les conduites addictives, l'automutilation. Amélie, une autre victime rencontrée par BFMTV, a souffert de dépression et de phobie médicale, sans explication.
"Les victimes d'agression s'engagent dans des conduites d'évitement", note la praticienne. "Dans ce cas, les personnes vont trouver une manière d'éviter le corps médical. Ces conduites permettent au psychisme de ne pas être alerté et donc d'éviter les reviviscences."
Pièce manquante du puzzle
Concernant les agressions sexuelles, c'est la vie sexuelle aussi qui peut être touchée avec l'incapacité à supporter telle pratique ou telle position. "Le job de notre corps est de nous aider à survivre et donc il fait tout pour nous protéger", résume encore Aurore Malet, également sexologue. "Le fait d'avoir une intimité sexuelle, c'est retourner dans un contexte dangereux." Le corps peut aussi exprimer ce traumatisme par des problèmes médicaux et notamment gynécologiques, avec "un métabolisme inflammatoire". "Le corps va être en état d'hypervigilance donc il est épuisé", note la docteure en neuroscience.
Pour les victimes de Joël Le Scouarnec, l'explication à leurs troubles est venue de leur convocation chez les gendarmes et de la lecture des carnets du chirurgien. La question a été posée par les avocats des parties civiles, lors de la première semaine d'audience, de l'opportunité d'informer ces victimes des faits qu'elles ont subis. "À mon sens, il aurait été impossible de ne rien dire, il s’agit d’infractions pénales", a défendu le procureur de Lorient, avocat général lors de ce procès, Stéphane Kellenberger.
"Les gendarmes sont venus amener la pièce manquante du puzzle", estime Aurore Malet. "Le fait de savoir peut être, entre guillemets, 'rassurant', car la personne sait ce qu'il s'est passé."
À la lecture des carnets, ces victimes ont ainsi pu retrouver des souvenirs. "Lui (Joël Le Scouarnec, NDLR) je l’ai toujours associé à cette odeur de citron, des mains posées sur mon corps", a témoigné Amélie sur BFMTV. "Toutes les sensations dans mon corps sont revenues." "Ces personnes savent aujourd'hui que ce qui s'est passé est grave mais savent quoi faire", note la docteure en neuroscience. "On sait sur quoi on doit le plus se fixer", abonde Lucie Potet.
Pour les spécialistes, l'enjeu de ces révélations est aussi sur les victimes collatérales. Si certaines personnes abusées ont pu se construire, ont pu s'intégrer, mener une vie de famille, ces agressions sont "une bombe à retardement". "Les violences sexuelles sont qualifiées de crime car elles touchent la victime mais aussi son entourage", relève Aurore Malet. "Faire confiance est compliqué, une hypervigilance pour les enfants peut être développée..."La grande majorité des victimes a souhaité témoigner publiquement lors du procès de Joël Le Scouarnec, pour que "la honte change de camp".