"On a été démodés en 24 heures": l'histoire secrète de "La Conquête", le biopic satirique de Sarkozy

Denis Podalydès en Nicolas Sarkozy dans le film "La Conquête" (2011) - Crédit : Copyright Emilie de la Hosseraye / Mandarin Cinema - Gaumont 2011
Pendant un an, La Conquête, biopic satirique sur l'ascension de Nicolas Sarkozy, a été le film le plus convoité du cinéma français. Pourtant, le film né dans l'esprit des producteurs Nicolas et Eric Altmayer, dès novembre 2006, pendant la campagne du candidat de l'UMP, a été percuté par une autre actualité politique à sa sortie en mai 2011.
Rêvant d'un film sur les coulisses du pouvoir, les deux frères auréolés du succès de Brice de Nice et OSS 117 contactent l'historien Patrick Rotman, qui vient d'exploser l'audimat avec un documentaire sur Jacques Chirac: "Ils me proposent d'écrire un scénario où le Président de la République meurt brutalement, mais ça n'avait aucun intérêt! Je leur ai dit que, s'ils voulaient faire un film sur la politique, il fallait vraiment y aller."
Rotman leur suggère donc de se pencher sur la figure de Nicolas Sarkozy, propice à la satire. "Tout le monde nous a déconseillé de faire ce film", se souvient Altmayer. Et pour cause: personne, jusqu'à présent, en France, n'avait osé s'emparer aussi frontalement d'un tel sujet de politique contemporaine en désignant les protagonistes sous leur véritable nom. "C'était très courageux de la part des Altmayer", salue le scénariste.
Un candidat "en dérive totale"
Pour livrer "une reconstitution méticuleuse" de la période, Patrick Rotman épluche des milliers de documents et réalise lui-même des dizaines d'interviews "avec des informateurs très proches du 'cheval'". Il s'impose des limites et s'interdit d'aborder l'intimité de Sarkozy. Toute référence à ses enfants est proscrite et la dissolution de son couple avec Cécilia n'est évoquée que par rapport aux événements politiques.
Son ambition n'est pas de livrer un pamphlet politique, mais d'explorer dans le cadre d'une comédie les différentes facettes d'une personnalité complexe, un candidat "en perdition, en dérive totale et personnelle en pleine présidentielle". "Je trouvais ça passionnant: la pêche incroyable qu’il faut pour mener une telle campagne et le fait qu'il est en même temps complètement vidé de l’intérieur."
Patrick Rotman écrit pendant à la campagne et soumet aux Altmayer une version quasi-définitive avant l'été 2007. Il le peaufine à la rentrée, apportant l'idée d'une structure en flashbacks, pour plonger dans la psyché du candidat. Plusieurs cinéastes sont contactés, dont François Ozon. Tous refusent, à l'exception de Xavier Durringer: "On m'a dit que j'étais fou d'accepter, que j'allais avoir des problèmes."
"C'était comme un western"
Xavier Durringer est aussitôt frappé par le défi "incroyable" que représente cette satire, "la dimension chaplinesque" du personnage de Sarkozy, avec sa "gestuelle particulière, en arythmie perpétuelle", et surtout son destin "absolument romanesque": alors qu'il conquiert le pouvoir, il perd sa femme le même jour. Il est aussi frappé par le langage fleuri de Chirac et Sarkozy, digne des meilleurs aphorismes d'Audiard.
"C'était comme un western, sauf qu'ils se 'tuaient' avec des mots plutôt qu'avec des revolvers", s'enthousiasme le réalisateur. Avec La Conquête, il souhaite parler de l'art du storytelling en politique et de la manière dont un homme politique met en scène sa vie comme un acteur de cinéma. "Xavier voulait faire un film rentre-dedans", commente Rotman. "Il était dans l'idée qu’il fallait démonter une forme d'imposture."

Chaque réplique du scénario a été vérifiée et relue par une armée d'avocats - et a été sourcée, pour éviter des poursuites judiciaires. "L'un d'entre eux nous a signalé qu'on risquait la prison pour détérioration de l'image de la France vis-à-vis de l'étranger, puisqu'on allait livrer aux étrangers l'intimité d'un Président de la République!", sourit Xavier Durringer.
Transformation en Sarkozy
L'autre défi est de trouver le bon interprète. Premier choix pour Nicolas Sarkozy, François Cluzet se retire du projet, estimant qu'il ne sera "pas suffisamment politique": "Cluzet adorait le faire tant qu'on n'arrivait pas à le monter", précise Xavier Durringer. "Le jour où on a réussi à le monter, c'est devenu trop concret. Il y avait aussi là-dedans une part de peur en tant qu'homme de gauche."
Lui aussi de gauche, et proche de Hollande, Denis Podalydès ne pense "pas du tout" à cette dimension politique et s'empresse d'accepter: "Je suis citoyen en tant qu'homme, mais en tant qu'acteur, je suis acteur. Je suis une machine à jouer. En acceptant, je basculais dans la fiction. C'était une espèce d'instinct d'acteur très féroce, et très sûr, alors que je suis quelqu'un d'assez incertain et de gentil."
Podalydès refuse de se grimer pour éviter "un Sarkozy proche du musée Grévin". Il travaille sa scansion et sa gestuelle, si bien qu'il lui suffit d'une perruque pour se fondre totalement dans le personnage. "C'était un miracle", confirme Nicolas Altmayer. "Il avait cette vérité intérieure absolument extraordinaire", renchérit Xavier Durringer. "Au bout d'une minute, on oubliait le propre visage de Sarkozy pour celui de Denis."
"Je sentais que je gagnais une autorité que je n'ai pas naturellement, du tranchant", complète l'intéressé. "Les autres m'écoutaient avec un certain respect. Il y avait un effet de prise de pouvoir, comme Sarkozy a pu prendre le pouvoir." Il en va de même pour le reste du casting: Bernard Le Coq (Chirac), Florence Pernel (Cécilia Sarkozy) et Samuel Labarthe (Villepin - un rôle pour lequel Lambert Wilson a été envisagé).
Peu de temps avant la sortie du film, Denis Podalydès a pu constater lors d'une rencontre privée à l'Élysée ce qui le séparait physiquement de Sarkozy: "Il a des articulations très grosses, très fortes. On sent des os assez épais. Je l'aurais rencontré avant, je me serais dit que c'était impossible [à jouer]. Il fallait que je garde mon imaginaire vierge, et mon Sarkozy à la distance du vrai - pour peut-être mieux m'approcher."
Tournage secret et mise sur écoute
Soutenu par Gaumont et Canal+, mais par aucune chaîne hertzienne, La Conquête se monte avec un budget réduit de 5 millions d'euros. Le tournage se déroule dans le secret le plus absolu à Paris en plein mois d'août, sans autorisation préfectorale. "Un article du Canard Enchaîné évoquait un tournage en décembre, ce qui nous a protégés", glisse Xavier Durringer.
Pour recréer l'Elysée, Matignon et une partie de Beauvau, l'équipe pose ses caméras dans l'ambassade d'Italie à Paris. "On tournait Sarkozy chez Berlusconi! Ça se mariait très, très bien", ironise le chef opérateur Gilles Porte. "Ce qui est dingue, c'est que des gens pensent encore qu'on l'a tourné à l'Elysée." Tout au long du tournage, Xavier Durringer ressent comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête:
"On aurait pu nous demander de nous arrêter n'importe quand. J’ai rencontré plus tard des gens des renseignements généraux qui m'ont dit que normalement, on n'aurait jamais dû pouvoir faire ce film."

"Du côté du pouvoir, ils nous ont totalement laissé faire", modère Nicolas Altmayer. "Quand on veut nous empêcher de faire un film, on s'en rend compte tout de suite. [Mais] je ne suis pas absolument certain qu'on n'ait pas été mis sur écoute. Il y avait des petits bruits dans le téléphone. On ne saura jamais. C'était sûrement pour vérifier les intentions." Empêcher le film aurait eu aussi des effets dévastateurs pour Nicolas Sarkozy.
Des chaussures de drag-queen
Sur le tournage, un problème de taille se pose. Podalydès mesure 1m74 et Bernard Le Coq 1m81. Or Sarkozy fait 1m66, et Chirac 1m89. "Bernard Le Coq portait donc des chaussures de drag-queen de 20 centimètres et Denis était en chaussettes", s'amuse Xavier Durringer, qui s'inspire de W d'Oliver Stone, biopic satirique sur George W. Bush, pour les scènes où Denis Podalydès doit apparaître plus petit qu'il ne l'est réellement.
Pour s'éloigner de l'esthétique des reportages télévisuels où Sarkozy apparaît chaque soir, Xavier Durringer et Gilles Porte choisissent de tourner en scope, un format panoramique utilisé principalement dans les westerns. "Il fallait que ça change du réel, trouver un décalage dans la manière de filmer, dans le traitement de l'image", insiste Xavier Durringer. "Pour faire de la comédie politique, il faut être très réaliste."
Gilles Porte laisse ainsi dans l'image des zones d'ombre pour apporter du contraste aux visages: "Hors de question de les filmer comme ils sont photographiés dans Paris Match!" Il s'inspire aussi de Sempé et de la BD Quai d'Orsay, dont il reproduit certains cadrages: "On voulait traiter Sarkozy comme si le costume était trop grand pour lui." Le personnage est ainsi souvent filmé en plans larges, perdu dans l'immensité du monde.
"Appeler le film 'Cécilia'"
Au montage, le risque de rendre Sarkozy sympathique devient pourtant concret. Sidonie Dumas, DG de Gaumont, découvre avec son équipe au bord des larmes une première version du film. "Quand Sarkozy racontait ses déboires, on était presque en empathie. Une personne était tellement émue qu'elle a proposé d'appeler le film Cécilia", se rappelle la monteuse Catherine Schwartz. "Et là, silence de mort! J'ai flippé."

"C'est toujours la même chose: passe une heure et demie avec ton pire ennemi et tu verras qu'il est touchant", s'amuse François Clerc, alors directeur de la distribution de Gaumont. Podalydès lui-même s'était laissé séduire par Sarkozy, un homme "blagueur et très subtil": "Il m'a coincé avec une question, 'Pourquoi est-ce que vous tenez absolument à me dire que vous êtes de gauche?' Ça m'avait fait rire. On avait bien ri."
Avec ses airs napolitains rappelant la commedia dell'arte, la bande originale de Nicola Piovani, le compositeur de La Vie est belle de Benigni, crée un décalage comique bienvenu, évitant de basculer dans un film pro-sarkozyste. "Elle rend théâtral tout ce que raconte Sarkozy sur sa vie privée", note Catherine Schwartz, qui en est à l'initiative. "Grâce à la musique, on comprend qu'il se sert de tout ça pour son ascension."
"On s’est censurés"
La campagne promotionnelle témoigne aussi de ce difficile équilibre à trouver. Afin d'éviter les fuites, et surtout le manque de recul des Français sur le sujet, c'est une agence anglaise Creative Partnership, qui imagine l'affiche. Aussi amusante que provocatrice, elle se moque de la taille du Président, perché sur un tabouret gigantesque, la tête coupée par le haut du cadre. Nicolas Sarkozy sera furieux en la découvrant.
Une bande-annonce très efficace, rythmée par Requiem pour un fou, est montée, puis retoquée. "On s’est censurés", reconnaît François Clerc. "D'un point de vue marketing, on devait pouvoir dire à ceux qui aiment Sarkozy, vous allez l'aimer encore plus, et aux gens qui le détestent, vous allez le détester encore plus. Or là, avec la chanson de Johnny, qui était un soutien de Sarkozy, le film basculait plus d'un côté que de l'autre."

Avant sa sortie, La Conquête affole le Tout-Paris, de l'entourage du Président aux journalistes politiques. "C'est là où on s'est rendu compte à quel point le critique de cinéma n'est pas un journaliste, mais un touriste en tong au Cap d'Agde! Les journalistes politiques donnaient l'impression d'avoir déjà vu le film et qu'on n'avait plus rien à leur cacher. C'était physique pour garder le secret!", s'amuse François Clerc.
"Je me suis dit qu'on était mort"
Heureusement, sa sélection hors compétition à Cannes permet de le protéger jusqu'à sa présentation sur la Croisette, fixée au 18 mai 2011, jour de sa sortie en salles. Mais le 14 mai, à quatre jours de l'avant-première un fait divers survenu aux États-Unis vient mettre un coup d'arrêt au film: l'arrestation à New York pour viol de Dominique Strauss-Kahn, alors pressenti pour être le candidat du PS à la présidentielle.
"On a été démodés en 24 heures", déplore Nicolas Altmayer. "On n'était plus du tout un poil à gratter dans la vie politique française. On devenait un truc de grand-père." "On ne me parlait plus que de ça", ajoute un peu dépité Xavier Durringer. "Notre calendrier d'interviews s'est alors considérablement allégé", complète Patrick Rotman. "Je me suis dit qu'on était mort", raconte François Clerc.
Dans ce contexte, La Conquête divise, et la presse lui préfère L'Exercice de l'État, projeté aussi à Cannes. "Certains auraient voulu qu’on détruise davantage Sarkozy, qu’on montre Chirac en train de prendre de la coke…", tance Xavier Durringer. "Mais on ne pouvait pas raconter n’importe quoi." En salles, La Conquête est malgré tout un succès, avec 716.001 entrées. "Sans DSK, on allait au million", assure Nicolas Altmayer.
"Il voulait m'inviter en vacances"
Reste à savoir si Nicolas Sarkozy a vu La Conquête. S'il avait assuré en 2011 dans Télérama ne pas souhaiter le voir pour protéger sa "santé mentale" et "par respect" pour son épouse Carla Bruni, "Sarkozy a vu le film", affirme Xavier Durringer: "Je crois qu’il a été très surpris de la qualité de jeu et d’interprétation de Denis." Après la sortie, le président rappelle effectivement l'acteur, alors sur le tournage d'Adieu Berthe:
"Il voulait savoir comment j'allais. Il m'expliquait qu'il adorait Valérie Lemercier [avec qui l'acteur joue dans Adieu Berthe, NDLR], et qu'il m'invitait avec ma femme en vacances. Il voulait me remercier, parce que je ne l’avais pas flingué dans les interviews de La Conquête. Je ne pouvais pas dégoiser sur une personne qui à travers son personnage m’avait procuré un tel plaisir! La moindre politesse était de ne pas l'attaquer."
Podalydès l'a revu une troisième fois "il y a deux-trois ans" au Parc des Princes, à la mi-temps d'un match du PSG. "J'ai senti qu'il ne savait plus qui j'étais. 'Vous êtes très bien dans Le Bureau des légendes', m'a-t-il dit. Il m'avait confondu avec Darroussin, ce qui m'arrive souvent! Puis ses fils se sont mis à le charrier sur le fait que je l'avais joué. J'ai senti qu'il était un peu dans un trouble, parce qu’on ne se ressemble pas du tout!"
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