"Ça tourne un peu au ridicule": Tiktok, Bétharram… À quoi servent vraiment les commissions d'enquête?

Le Premier ministre François Bayrou arrive à l'Assemblée nationale, à Paris, le 14 mai 2025, pour une audition devant une commission d'enquête parlementaire sur les allégations d'abus physiques et sexuels généralisés à l'école Notre-Dame de Bétharram, dans le sud-ouest de la France, entre les années 1970 et 1990 - Alain JOCARD / AFP
Et de 10. En même pas un an, l'Assemblée nationale a explosé tous les compteurs sur les commissions d'enquête. Pas moins de six sont actuellement en cours contre seulement une vingtaine entre 2017 et 2022.
Dans une Assemblée nationale au ralenti, qui oscille entre coup de déprime et interrogation sur son utilité avec des propositions de loi qui n'iront souvent nulle part et des textes majeurs qui se font très rares, ces organes offrent une échappatoire aux députés.
Des commissions qui "tournent un peu au ridicule"
"C'est un moment assez difficile pour nous où on a l'impression qu'aucun sujet vraiment important n'avance, qu'on est condamné à l'immobilisme. Là, j'ai l'impression de servir à quelque chose", avance un député PS, membre d'une commission d'enquête auprès de BFMTV.
"On sait tous qu'on est à la merci d'une nouvelle dissolution. Donc chacun en profite pour faire parler de soi, faire le buzz, quitte à ce que ça tourne un peu au ridicule", résume plus cruellement un macroniste qui en dirige une lui-même.
Difficile de lui donner tort. La dernière commission d'enquête qui s'est lancée mi-juin porte sur "les liens existants entre les représentants de mouvements politiques et des organisations et réseaux soutenant l’action terroriste ou propageant l’idéologie islamiste", soutenue par le président des députés LR Laurent Wauquiez. Elle vise principalement La France insoumise.
Un fonctionnement très encadré
Sur le papier, le dispositif est pourtant très cadré et ne vise nullement à régler des comptes avec ses adversaires politiques. Les commissions d'enquête permettent en effet de "contrôler l'action du gouvernement" ou "d'évaluer des politiques publiques dont le champ dépasse le domaine de compétence" d'une seule commission à l'Assemblée, comme le précise une ordonnance de 1958.
Le site de l'Assemblée nationale rappelle également qu'elles sont composées de parlementaires issus de tous les groupes pour s'assurer justement d'un certain équilibre. Elles disposent également de pouvoirs étendus comme le fait de pouvoir saisir les pièces qu'elles souhaitent auprès des administrations ou encore la convocation sous serment des personnes de leur choix.
Autant dire de belles expositions médiatiques pour certaines commissions d'enquête qui se sont par exemple payées le luxe de recevoir les milliardaires à la parole rare comme Bernard Arnault pour l'interroger sur la désindustrialisation de la France.
Des auditions très suivies
Résultat: certaines auditions dépassent les dizaines de milliers de vues, comme pour la commission d'enquête sur les violences sexuelles dans le cinéma. On peut par exemple y voir l'actrice Sara Forestier raconter comment une claque reçue sur un tournage par un comédien l'a dissuadée de tourner pendant des années, questionnée par l'écologiste Sandrine Rousseau et son collègue Erwan Balanant (Modem), en charge de ces travaux parlementaires.
Même topo pour la commission d'enquête sur les violences scolaires qui s'est notamment consacrée au cas de Notre-Dame-de-Bétharram. L'audition très tendue de François Bayrou a été particulièrement suivie, mettant notamment en lumière le duo improbable entre l'insoumis Paul Vannier et la macroniste Violette Spillebout. Parfois au péril des députés.
Le président de la commission d'enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs Arthur Delaporte (PS) et la rapporteure Laure Miller (Renaissance) ont souvent semblé dépassés devant les influenceurs auditionnés comme Nasdas ou AD Laurent. Au point que l'influence masculiniste Alex Hitchens n'a pas hésité à se déconnecter en pleine audition sous serment, quitte à se mettre en délicatesse avec la loi.
"On va quand même avoir toute une génération d'adolescents pour qui le premier contact avec l'Assemblée nationale, ça aura été cette commission d'enquête avec des gens qui se sont moqués des députés", tance le député Raphaël Schellenberger (non-inscrit), président de la commission d'enquête sur la perte de l'indépendance énergétique de la France.
"Franchement, ça m'inquiète un peu de l'image que l'on donne aux jeunes de la politique", tance encore l'élu. "Et puis, tout ça pour quoi?".
"Notre but, c'est d'être un relais des Français pour légiférer sur leurs besoins. J'ai malheureusement rarement l'impression que ce soit ce qui se passe avec les commissions d'enquête", partage également le député Renaissance Charles Rodwell, rapporteur de la commission d'enquête sur la désindustrialisation de la France.
Un influenceur banni de TikTok après son audition
Dans les rangs de celle consacrée aux violences dans le monde de la culture, on assure qu'elle a déjà eu des conséquences concrètes.
"Nous avons auditionné des dizaines de victimes et d'avoir une reconnaissance de leur souffrance par des députés, c'est déjà un point énorme", souligne le député Erwan Balanant.
Cet élu Modem qui compte également sur une proposition de loi pour changer la donne dans le monde du cinéma explique encore suivre de près les négociations collectives en cours pour une meilleure prise en compte de la lutte contre les violences.
Quant à la commission d'enquête sur TikTok, elle a déjà une influence avant même de présenter ses conclusions. Le compte de l'influenceur Alex Hitchens a été supprimé quelques jours après son audition houleuse devant les députés et d'un signalement de la ministre Aurore Bergé. Son compte est cependant déjà réapparu. Une proposition de loi devrait là encore être déposée à l'issue des travaux parlementaires.
Le symbole de l'affaire d'Outreau
Mais en dehors de textes qui n'ont pas souvent grande chance d'aller très loin avec un Sénat à majorité de droite, rares sont les grandes avancées issues des commissions d'enquête.
Certaines ont cependant eu une grande influence sur la société française, à l'instar de celle qui portrait sur l'affaire d'Outreau et le fiasco judiciaire qui a entraîné pendant plusieurs années la détention d'une dizaine de personnes, accusés d'agressions sexuelles sur des enfants à tort.
En 2006, l'audition du juge Burgaud, le juge d'instruction en charge de l'enquête et les conclusions de la commission d'enquête, a poussé le Parlement à rendre obligatoire la présence d'un avocat avant toute décision sur le placement en détention provisoire. Les gardes à vue dans le cadre d'affaires criminelles doivent également être désormais filmées.
Démonétisation
Mais pour une commission d'enquête de ce type, combien ont, elles, produit des recommandations qui n'ont jamais été appliquées? En dépit des préconisations des sénateurs dans le cadre de l'affaire Benalla qui appelaient à remettre à plat le dispositif de sécurité autour du président qu'ils avaient estimé "défaillant", Emmanuel Macron continue toujours de décider de l'organisation de sa sécurité.
Plusieurs absences de personnalités pourtant convoquées par des commissions d'enquête ont également démonétisé leur poids politique. Le milliardaire Pierre-Édouard Sterin a par exemple refusé de venir se présenter devant la commission d'enquête sur l'organisation des élections.
Le désormais ex-secrétaire général de l'Élysée Alexis Kohler n'a pas non plus voulu venir s'exprimer devant celle portant sur le scandale des eaux en bouteille dont le groupe Nestlé au nom de "la séparation des pouvoirs".
Et tant pis s'il avait pourtant accepté de se rendre devant les sénateurs pour répondre à leurs questions sur l'affaire Benalla à l'été 2018 et que le fait de ne pas se présenter devant une commission d'enquête peut déboucher sur une peine de 2 ans de prison et 7.500 euros d'amende. Aucune peine n'a pour l'instant jamais été prononcée.
Une Assemblée "sans assez de pouvoir"
"On arrive peut-être au bout de notre système politique avec un gouvernement quadiment à l'arrêt et en même temps une Assemblée qui n'a toujours pas assez de pouvoir pour être vraiment influente", regrette un fonctionnaire de la chambre basse.
Avec un prochain exemple? Les députés d'Eric Ciotti ont appelé mardi à une commission d'enquête sur le coût de l'immigration en France.