Guerre en Ukraine: pourquoi les hôpitaux sont-ils pris pour cible?

Vue de l'hôpital pédiatrique de Marioupol dévasté. - AFP PHOTO / National Police of Ukraine / handout
La destruction d'un hôpital pédiatrique à Marioupol par l'aviation russe dans le sud-est de l'Ukraine envahie a sidéré la communauté internationale. Et il ne s'agit pas là d'un cas isolé. Ainsi, d'après le ministère de la Santé ukrainien ce vendredi, on compte déjà 63 hôpitaux bombardés par les appareils envoyés par le Kremlin depuis le début du conflit, entraînant la mort de cinq soignants et dix blessés.
L'armée russe n'en est pas à son coup d'essai. Ukraine, Moyen-Orient, Tchétchénie: les observateurs notent que Vladimir Poutine n'hésite pas à faire pilonner les installations sanitaires sur les différents théâtres où ses troupes interviennent. Toutefois, pour immorale qu'elle soit, la pratique n'est pas irrationnelle: elle poursuit des objectifs stratégiques très précis, et s'affirme comme un élément à part entière de la guerre moderne. Elle dépasse d'ailleurs le seul cas russe, comme l'historien spécialiste de l'aviation Jean-Marc Olivier nous l'a expliqué ce vendredi.
La "signature de Poutine"
Au lendemain du bombardement d'un hôpital pédiatrique à Marioupol mercredi par les avions russes, établissement hébergeant de surcroît une maternité, acteurs et observateurs du débat public ont pointé sans tarder le responsable du drame, Vladimir Poutine, l'acusant même d'avoir fait de ces frappes un volet de son modus operandi.
Ainsi, sur France 5 jeudi soir, Marion Van Renterghem, grand reporter pour L'Express, a lancé: "En 2000, il était à peine président, Poutine a rasé Grozny avec les mêmes méthodes. Il a fait la même chose à Alep. (...) Le crime de guerre est la signature de Poutine depuis le début des années 2000".
Plus tôt, Josep Borrell, Haut-représentant aux Affaires étrangères de l'Union européenne, avait estimé sur France Info: "Les Russes ne cherchent pas des objectifs militaires. Ils bombardent systématiquement les villes ukrainiennes. Ils ont fait ça en Syrie, en Tchétchénie".
Une pratique proscrite par le droit international, sauf si...
La chose est pourtant exclue de la légalité internationale. La quatrième convention de Genève stipule ainsi dans son article 18 que "les hôpitaux civils (...) ne pourront, en aucune circonstance, être l'objet d'attaques". Son article 20 renforce encore le tabou, l'étendant aux soignants: "Le personnel régulièrement et uniquement affecté au fonctionnement ou à l'administration des hôpitaux civils (...) sera respecté et protégé." L'article 19 ménage toutefois une exception:
"La protection due aux hôpitaux civils ne pourra cesser que s'il en est fait usage pour commettre, en dehors des devoirs humanitaires, des actes nuisibles à l'ennemi."
C'est d'ailleurs dans ce cadre que Sergueï Lavrov a inscrit le bombardement de Marioupol jeudi. Le ministre des Affaires étrangères russe a en effet affirmé que l'édifice médical visé servait en fait de "base" aux soldats ultra-nationalistes - et pour certains néonazies - du régiment d'Azov.
"On assiste à une bataille médiatique, encore amplifiée par le choc des images spectaculaires de la télévision et des réseaux sociaux", remarque ce vendredi auprès de BFMTV.com l'historien Jean-Marc Olivier, qui a dirigé la rédaction de l'ouvrage Histoire de l'armée de l'air et des forces aériennes françaises du XVIIIe siècle à nos jours.
Pas une spécialité russe
Outre cette hypothèse d'une frappe contre un hôpital transformé en quartier général ennemi, ici mise en avant par Moscou, les états-majors peuvent varier au moment de justifier de telles destructions. L'excuse d'un simple dommage collatéral dû aux aléas de la guerre a aussi bon dos.
Il faut d'ailleurs noter que le bombardement des hôpitaux n'a rien d'une tradition spécifiquement russe. Pour ne prendre que quelques exemples récents, on se souvient de la frappe américaine, le 3 octobre 2015, contre un hôpital de Kunduz, dans le nord de l'Afghanistan. Un passage à l'acte qui avait coûté la vie à 42 personnes, faisant aussi 37 blessés. Durant la guerre du Yémen, la coalition arabe et ses alliés houthis locaux ont pour leur part ravagé l'hôpital de Haydan.
Un trait de la "guerre totale"
Si la pratique est si répandue, au point d'être communément partagée par les puissances internationales, c'est qu'elle permet de remplir différents intérêts stratégiques. "Il peut s'agir de démoraliser l'ennemi", introduit Jean-Marc Olivier qui développe: "pour lui montrer qu'un soldat, même blessé, ne s'en sortira pas. C'est un élément de la guerre totale", souligne notre spécialiste.
Notre interlocuteur, qui s'apprête à publier De Blériot à Airbus. Histoire des industries aéronautiques européennes, continue: "Et ça peut être un moyen de créer la panique parmi les civils, de les forcer à partir, en leur montrant que la vie est devenue impossible sur place". Un exode impératif dans la bataille médiatique qu'a désignée l'universitaire:
"Conquérir Kiev, par exemple, serait difficile si énormément de civils restent sur place, avec donc un fort risque de pertes. L'image serait désastreuse".
Auparavant, on ne s'embarrassait pas de tant de précautions. "À la fin de la seconde guerre mondiale, il ne reste rien de Berlin, ni de Tokyo", met en lumière Jean-Marc Olivier.
Vieux comme l'aviation et plus encore
Ni réservée aux Russes, ni bien nouvelle donc: bombarder les hôpitaux, les établissements de santé et les installations civiles apparaît même comme une obsession vieille comme l'aviation. "Les premiers bombardements visent aussi à démoraliser l'arrière", ponctue Jean-Marc Olivier.
Les bélligerants n'ont pas attendu de pouvoir s'élever pour frapper directement ceux qui sont à terre. Tuer le patient a même des airs de classique, du moins à partir du moment où, entrant dans son ère moderne, le conflit devient guerre de mouvement où la rapidité devient un enjeu crucial, sous Napoléon notamment. "Plutôt que de prendre en charge les blessés adverses, et de ralentir son armée, on préfère parfois les exécuter", rappelle l'historien.
Le pire, c'est que cette stratégie n'est pas efficace, selon l'historien. Jean-Marc Olivier en veut pour preuves deux exemples tirés de la Seconde guerre mondiale: "Jusqu'en 1944, malgré les bombardements alliés, la production d'armes augmente en Allemagne. Les millions de morts allemands parmi les civils n'ont pas contribué à la victoire. Et avec le Blitz sur le Royaume-Uni, Hitler a pensé que les civils réclameraient à leur gouvernement de faire la paix. Ça les a au contraire mobilisés".
Tandis que la guerre perdure et approche de Kiev, les calculs de l'aviation russe réservent quant à eux toujours leurs résultats.
