Une "euphorie de masse": ils racontent les grandes grèves "très populaires" de l'hiver 1995
Transport, éducation, hôpitaux, police, justice... Dans un mouvement interprofessionnel, plusieurs millions de salariés du public et du privé sont appelés par leurs syndicats à faire grève ce jeudi 5 décembre pour dénoncer la réforme des retraites, laissant espérer aux syndicats une mobilisation record.
Parmi les dernières grèves qui ont marqué la France, celles de l'hiver 1995, qui ont été à plusieurs reprises mises en parallèle avec le mouvement de jeudi. La date du 5 décembre 2019 est d'ailleurs liée à 1995: "Le 5 décembre 1995, il y a eu une très grosse manifestation parisienne, plus grosse que les précédentes et nous avions senti que le contexte était en train de changer à l’époque", avait déclaré à BFMTV Thierry Babec, secrétaire général de l'UNSA RATP.
Avec jusqu'à 2 millions de personnes dans les rues et 6 millions de journées de grève en tout, le mouvement de 1995 représente le dernier pic d'une mobilisation majeure qui avait fait plier le gouvernement Juppé sur la réforme des retraites.
"Il y a eu un sentiment de trahison"
Le 15 novembre 1995, le Premier ministre Alain Juppé annonce à l'Assemblée nationale le "plan Juppé", contenant un volet de réformes sur les retraites et un second sur la Sécurité sociale. Il contenait des mesures pour l'allongement de la durée de cotisation pour les salariés de la fonction publique, des restrictions sur les médicaments remboursables ou encore l'imposition des allocations familiales. Alain Juppé lance également dans le même temps le nouveau plan SNCF, qui comprend la suppression de milliers de kilomètres de ligne.
"Alain Juppé n'avait prévenu personne, son discours a été ressenti comme une douche froide", se souvient Jean-Claude Mailly, contacté par BFMTV.com, à l'époque assistant du secrétaire général du syndicat France Ouvrière (FO), "d'autant plus que Jacques Chirac avait été élu sur le thème de la 'fracture sociale', il y a eu un sentiment de trahison".
"L'annonce a été faite tout en bloc: sécurité sociale, retraites, régimes spéciaux, SNCF...", raconte à BFMTV.com Alain Lamassoure, qui venait alors tout juste d'être nommé porte-parole du gouvernement et ministre délégué du Budget. " Jacques Chirac avait été élu six mois auparavant, il n'était plus dans l'état de grâce de début de mandat, où la popularité est forte".
"Dès le premier jour, la grève a été très populaire"
Ce manque de concertation et cette rupture soudaine entraînent une première grande journée de mobilisation le 24 novembre. Les fédérations de fonctionnaires marchent ensemble dans plusieurs grandes villes de France. "Le gros slogan c'était 'Tous ensemble"', se souvient Jean-Claude Mailly. Nicole Notat, à la tête du syndicat CFDT, se fait huer par ses propres militants lors de cette marche, car elle n'a pas clairement exprimé son désaccord face au gouvernement, et même plutôt déclaré qu'elle était d'accord avec plusieurs points de la réforme.
Le leader de FO Marc Blondel appelle à une journée de grève le 28 novembre. Dans l'émission La Marche du Siècle, Louis Viannet, à la tête du syndicat CGT, lance qu'il se joindra à son frère ennemi dans cette grève. "Il y avait eu une discussion avec Louis Viannet dans les coulisses", raconte Jean-Claude Mailly, "il avait dit qu'il suivrait le mouvement, et il l'a fait".
Cette union des deux organisations syndicales farouchement opposées au plan Juppé - contrairement au troisième syndicat majoritaire qu'est la CFDT - est concrétisée dans la rue par une photo mythique des deux leaders le 28 novembre, se serrant la main.

EDF, GDF, La Poste, la RATP ou encore France Télécom entrent dans la danse au fur et à mesure. Les salariés suivent et non seulement les manifestations grossissent, mais elles sont aussi soutenues par la population, malgré la paralysie quasiment totale des réseaux de transports.
"Dès le premier jour, la grève a été très populaire", souligne Alain Lamassoure. "Au gouvernement, on suivait jour après jour dans les sondages la popularité du mouvement. Elle a un peu baissé vers la fin, mais le mouvement est resté très soutenu tout du long".
"Une euphorie de masse"
Ce que retient Jean-Claude Mailly de ces rassemblements, c'est "la bonne ambiance générale, il y avait un côté festif, et un gros soutien de la population". Jean-Luc Prigent, conducteur de métro sur la ligne 9 et délégué du personnel à l'époque, décrit lui "l'euphorie de masse".
"J'avais 28 ans, j'étais novice dans ce type de mouvement, j'ai passé des heures à marcher dans Paris, sous la pluie, sous la neige. Il y avait de l'insouciance, une vraie convivialité interprofessionnelle", décrit l'actuel secrétaire de la CGT-RATP.
Tous les acteurs de l'époque interrogés soulignent des manifestations non violentes "pas comme aujourd'hui". Alain Lamassoure raconte même la fois ou, faute de transports, il a dû déambuler à pied dans la capitale, et est tombé nez-à-nez avec la tête de cortège d'une manifestation. "Il y avait Viannet et Blondel, en me voyant ils se sont marrés. J'ai vécu des moments très tendus dans des manifestations, celles-ci n'en font pas partie".
Selon l'ex porte-parole du gouvernement, cette absence de violences était surtout due au fait que les rassemblements "étaient totalement encadrés par les syndicats et leur service d'ordre, qui à l'époque étaient très puissants, très organisés".
"Le président ne le soutiendra pas jusqu'au bout"
Jour après jour, la mobilisation ne faiblit pas, et continue d'être majoritairement soutenue par la population, mais le gouvernement ne bouge pas. "On avait comme référence le gouvernement Thatcher face aux mineurs de charbon [1984-1985, ndlr]. Elle n'avait pas cédé, et au final le mouvement syndical anglais ne s'en est jamais remis", raconte Alain Lamassoure.
Mais le mouvement français tient, et le soutien du président Jacques Chirac à son Premier ministre commence à faiblir. Une dizaine de jours après le début des grèves, Alain Lamassoure raconte comment, à la sortie du conseil des ministres et avant son point presse traditionnel, il demande au président quelles déclarations il doit faire sur les centaines de milliers de personnes descendues dans les rues.
"Jacques Chirac m'a demandé ce que je voulais dire, je lui ai répondu que j'allais déclarer que le président soutient son gouvernement. 'Je soutiens le gouvernement comme la corde soutient le pendu', m'a lancé Jacques Chirac. Ce jour-là, Alain Juppé a compris que le président ne le soutiendrait pas jusqu'au bout."
Si Alain Juppé tente de montrer qu'il lâche un peu de mou sur certains points, la pilule ne passe toujours pas. "On a un Premier ministre qui apparaît comme n’écoutant pas ce qu’il se passe, c’est légitime que certains se disent: ‘Mais il est aveugle! Il est sourd c’est pas possible! Démission!'", explique Bernard Thibault, alors secrétaire général de la fédération CGT des cheminots, dans le documentaire Juppé et les grandes grèves de 1995.
"Au bout de 3 semaines vous voulez en découdre"
Mais du côté des grévistes, on n'est pas près de faiblir. "Il y a des piquets de grève qui commencent à acheter des sapins de Noël. Ça veut dire qu’il y a des cheminots qui commencent à s’organiser pour, s’il le faut, faire un réveillon de Noël dans les gares, dans les ateliers ou dans les bureaux", raconte également Bernard Thibault.
"Il y avait des discussions tous les soirs dans les départements, on faisait le point par téléphone... On a passé trois semaines sans beaucoup dormir", raconte Jean-Claude Mailly. "On rédigeait les tracts en petit comité, on s'organisait par téléphone, il n'y avait pas la même facilité de communication et de circulation qu'aujourd'hui", rappelle Jean-Luc Prigent.
"La première semaine, c'est l'euphorie, l'insouciance", se souvient le syndicaliste CGT, "la deuxième on commence à compter, à se demander ce qui va nous rester à la fin du mois, à penser à la famille, aux enfants... Au bout de trois semaines, les gars sont déterminés, vous voulez en découdre".
"On avait gagné!"
Le 15 décembre, après trois semaines de manifestations et de grèves, le volet des réformes sur les retraites et les régimes spéciaux est enterré, et le ministre des Transports Bernard Pons propose un accord aux cheminots. "On a ressenti un immense soulagement", raconte Jean-Luc Prigent, "déjà parce qu'on allait retravailler, ensuite parce qu'on avait gagné!".
Si le gouvernement laisse tomber les réformes sur les retraites, celle sur la Sécurité sociale sera en revanche votée par ordonnances fin décembre 1995. "Il y a des gens qui ont perdu en 1995", souligne tout de même Jean-Luc Prigent. Lui-même dit avoir "perdu un mois de salaire" à la suite des grèves.
Ces trois semaines ont marqué, "parce qu'il y a eu une victoire, au moins une demi-victoire, face à un Premier ministre très raide" qui a fini par plier, explique Jean-Claude Mailly. "Ensuite, c'est rare une grève qui dure aussi longtemps, avec un soutien constant de la population. Pour qu'un mouvement dure, il faut un suivi des salariés et un soutien de la population", continue-t-il.
"Les vieilles recettes de 1995 qui ressortent aujourd'hui"
Impossible de savoir si le mouvement prévu à partir du 5 décembre connaîtra le même succès que son cousin éloigné de 1995. "Aujourd'hui il n'y a pas l'effet de surprise, cette réforme avait été annoncée par Emmanuel Macron", déclare Jean-Claude Mailly. En revanche, "il y a un sentiment de trahison chez la population".
Pour Jean-Luc Prigent, "ce sont les vieilles recettes de 1995 qui ressortent aujourd'hui", car le gouvernement tente d'imposer sur les retraites ce qu'Alain Juppé n'est pas parvenu à mettre en place. La réforme des retraites, "c'est la reine des batailles", souligne de son côté Alain Lamassoure. Selon lui "la grève du 5 décembre a lieu parce que Chirac a cédé à celles de 1995".