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Nahel, Hedi, George Floyd... Comment les cagnottes en ligne sont devenues un vrai outil politique

La cagnotte ouverte pour Nahel, le 2 août 2023

La cagnotte ouverte pour Nahel, le 2 août 2023 - Leetchi

Les cagnottes suivant des faits d'actualité sont devenues monnaie courante ces dernières années. Pour certains, les cagnottes en ligne sont un moyen de montrer leur engagement de manière efficace, dans un contexte économique marqué par l'inflation.

"Toutes mes condoléances, Courage. Tous ensemble, on arrivera à changer la société!". Sous la cagnotte destinée à la mère de Nahel, 17 ans, tué par un policier à Nanterre lors d'un contrôle routier en juin, les commentaires continuent d'affluer. Si la plupart présentent leurs condoléances à la mère endeuillée, beaucoup dénoncent aussi les circonstances de la mort de l'adolescent.

Cette cagnotte en ligne a pris une allure d'autant plus symbolique qu'en face, Jean Messiha, une figure de l'extrême droite et ancien porte-parole d'Éric Zemmour, a lancé une cagnotte de "soutien pour la famille du policier de Nanterre". L'initiative a suscité l'indignation de nombreuses personnalités politiques et la cagnotte fait l'objet d'une enquête ouverte par le parquet de Paris, après une plainte de la famille de Nahel dénonçant des "manœuvres frauduleuses" et des "mensonges" de Jean Messiha visant à "tromper" les donateurs pour récolter des fonds.

La cagnotte pour la famille du policier ayant tué Nahel, le 2 août 2023
La cagnotte pour la famille du policier ayant tué Nahel, le 2 août 2023 © Gofundme/BFMTV

Autre affaire, autres cagnottes: celle pour Hedi, gravement blessé lors des émeutes à Marseille début juillet, et celle pour les quatre membres de la Brigade anticriminalité de Marseille, mis en examen et soupçonnés d'avoir roué de coups le jeune homme de 22 ans.

Dans les commentaires de la deuxième, les contributeurs s'expriment contre le placement en détention provisoire d'un des policiers mis en examen et dénoncent un supposé manque de soutien du gouvernement envers les forces de l'ordre. Des messages bien éloignés de ceux que l'on peut trouver sous une cagnotte en ligne d'anniversaire ou de soutien pour un enfant malade, comme on voit souvent sur des plateformes comme Leetchi ou Gofundme.

Le don, un concept qui existe depuis toujours

Depuis quelques années, certaines cagnottes en ligne ont pris un tournant très politique. Virginie Monvoisin, enseignante-chercheuse à la Grenoble école de Management et spécialiste de l'économie du don, rappelle que "les cagnottes ont toujours existé", au sein des villages ou des communautés religieuses par exemple. "Le don a toujours été important, c'est une reconnaissance de la communauté, du lien social", explique-t-elle à BFMTV.com.

"Normalement, le don va concerner une communauté proche. Le premier cercle, la famille, les amis, puis la communauté religieuse, villageoise. Mais Internet explose les frontières habituelles", développe la chercheuse.

Depuis plusieurs années, les cagnottes en ligne engagées se développent donc, que ce soit pour aider le gilet jaune et ex-boxeur Christophe Dettinger, condamné pour l'agression de gendarmes à payer ses frais de justice - la cagnotte a finalement été annulée par la justice -, pour soutenir la famille de George Floyd aux États-Unis, ou encore pour participer à des caisses de grève.

Un militantisme passif?

Gabriel Rosenman, qui effectue une thèse sur les caisses de grève, a publié en février sur The Conversation un article sur les stratégies qui sous-tendent la participation à ces cagnottes. Serait-ce un signe d'un militantisme a minima, car demandant moins d'engagement qu'une grève? Un moyen de se mobiliser sans y consacrer beaucoup de temps? Pour Gabriel Rosenman, participer à une caisse de grève n'est "pas un acte de délégation passive, mais plutôt l’une des facettes d’un engagement multiforme", qui passerait aussi par des manifestations par exemple.

Après avoir analysé les réponses à un questionnaire pour les donneurs de la cagnotte "Caisse de solidarité" le chercheur estime que l'acte représenterait également "un engagement accru de la part de catégories traditionnellement éloignées de la pratique gréviste", les cadres par exemple.

"C'est peut-être moins spectaculaire qu'aller manifester, mais l'argent, c'est le nerf de la guerre" et "vu la dégradation du pouvoir d'achat, aider quelqu'un passe par le soutien financier", note aussi Virginie Monvoisin.

"Un échec de l'État providence"

Des cagnottes qui récoltent plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d'euros comme cela a été le cas pour Nahel, ne sont pas anodines dans un contexte économique compliqué marqué par l'inflation. Le syndicat d'associations et de fondations France Générosités rapporte dans son baromètre publié en mai que les sommes données par des particuliers ont pratiquement stagné en 2022, un constat que le syndicat lie à la hausse des prix.

"Donc quand les Français donnent, l'altruisme a plusieurs motivations: il y a des cagnottes qui récoltent beaucoup d'argent par l'effet médiatique, politique, social" et cela "raconte des choses sur la société", analyse Virginie Monvoisin.

Pour l'enseignante, ces cagnottes en ligne sont aussi le reflet de la crise de la protection sociale. "Quand elles s'ouvrent pour aider des gens à faire face à leurs soins de santé, c'est un échec de l'État providence. Quand on fait des cagnottes pour soutenir des familles d'agents publics, comme le sont les policiers, on peut se dire que l'État devrait soutenir ses fonctionnaires, donc pourquoi avoir besoin de cagnottes?", demande-t-elle.

Vers un nouvel encadrement des cagnottes en ligne?

Le dispositif ne fait d'ailleurs pas l'unanimité. En 2021, la justice a annulé la cagnotte pour le gilet jaune Christophe Dettinger, estimant qu'elle était contraire à l'ordre public. C'est l'un des rares cas où un tribunal s'est prononcé sur le sujet, en l'absence d'une législation précise sur les cagnottes en ligne. Les plateformes qui les hébergent ont bien des conditions d'utilisation, qui précisent par exemple qu'elles ne peuvent pas servir à financer "la défense juridique des crimes financiers et violents présumés" pour Gofundme ou "financer des contraventions, amendes, frais et dommages et intérêts" pour Leetchi.

Les deux plateformes interdisent aussi, à leur discrétion, les cagnottes dont l'objet incite à la haine.

Pour les députés Stéphane Vojetta et Arthur Delaporte, ces plateformes ne devraient pas être les seules à fixer les règles. Ils travaillent actuellement sur un éventuel encadrement des cagnottes en ligne qui figurerait dans le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique. Ce dernier doit faire l'objet d'un vote de l'Assemblée nationale. Stéphane Vojetta et Arthur Delaporte voudraient inscrire dans la loi une obligation de "transparence fiscale et d'utilisation des dons" récoltés par les cagnottes en ligne, explique le premier à BFMTV.com.

Les élus se sont penchés sur la question après avoir été alerté sur des cagnottes relayées par des influenceurs pour lesquelles l'utilisation des dons n'était pas très claire. Ils vont également "réfléchir à ce qu'on ne puisse pas utiliser des cagnottes pour inciter à la haine", ajoute Arthur Delaporte. Les modalités de cette éventuelle régulation restent à préciser.

Sophie Cazaux