Pourquoi il n'y a pas eu de commandant français dans l'ISS avant Thomas Pesquet

Capture d'écran de l'ESA le 30 avril 2021 de Thomas Pesquet à la Station spatiale internationale - - © 2019 AFP
Avant lui, peu d'Européens ont eu ce privilège: ce lundi, Thomas Pesquet devient officiellement le premier astronaute français designé commandant à bord de la Station Spatiale Internationale (ISS), et ce pour un mois. Un Allemand, un Belge, un Italien et un Britannique l'ont précédé par le passé.
Bien moins que les contingents américains et russes, avec respectivement 29 et 32 commandants au total, comme on peut le voir dans notre infographie ci-dessous. Cette différence s'observe à d'autres niveaux: ainsi la très grande majorité des passagers de l'ISS, depuis sa création, sont Américains ou Russes.
Cette distribution, très inégale à première vue, respecte en fait une répartition très précise établie entre les membres fondateurs de l'ISS: l'agence spatiale américaine Nasa, la russe Roscosmos, l'européenne ESA, la japonaise JAXA et la canadienne ASC.
"Comme une maison commune"
"La station spatiale est internationale, mais de loin", explique ainsi à BFMTV.com Sébastien Barde, sous-directeur sciences et exploration au Cnes (Centre national d'études spatiales). L'ISS est en effet divisée en deux parties: l'une est russe, l'autre réunit les Japonais, les États-Unis, les Européens et les Canadiens. Et entre les deux côtés, il y a des règles.
"Par exemple quand une expérience occidentale doit être faite dans la partie russe, cela fait l'objet d'une discussion entre les Américains qui représentent les occidentaux, et les Russes, pour savoir si l'expérience va pouvoir se dérouler de l'autre côté", explique Sébastien Barde.
"Et si on prend des ressources russes pour faire une expérience occidentale, cela alimente un compteur qui fera que quand les Russes feront une expérience dans la partie occidentale, on leur devra des heures ou du temps équipage", poursuit-il. Il n'y a pas d'échanges de fonds monétaires entre ces membres, mais un troc de services, qui se retrouve à tous les niveaux dans l'ISS.
Et côté occidental, la station est divisée entre ses différents propriétaires selon l'investissement qu'ils ont fourni pour sa création.
"Pour pouvoir participer, chaque membre a apporté quelque chose dans le panier", déclare le responsable au Cnes. "C'est comme une maison commune où chaque propriétaire a le droit d'utiliser au prorata de ce qu'il a fourni", résume-t-il.
8,3% pour l'Europe
Les Américains ayant financé les trois quarts de la partie occidentale de l'ISS, dans l'accord conclu entre toutes les parties, il est clairement précisé que 76,6% des ressources concernant l'ISS reviennent aux États-Unis, 12,8% au Japon, 8,3% à l'Europe et 2,3% au Canada.
"Pour financer les programmes spatiaux, chaque citoyen d'un État membre de l'ESA verse au fisc environ le prix d'un ticket de cinéma. Aux États-Unis, les investissements consacrés aux activités spatiales civiles sont presque quatre fois plus élevés", explique l'agence européenne, ce qui donne une idée de la différence de financement entre les nations.

"Ce pourcentage est réparti ensuite sur toutes les ressources de la station. Chaque fois qu'il y a un cargo qui monte de 10 kilos, normalement 8,3% de ces kilos sont pour les Européens, 76,6% pour les Américains, etc..." liste Sébastien Barde. Le compte ne tombe pas pile tous les soirs, mais tout est comptabilisé en permanence: "on fait en sorte que ce quota soit réparti équitablement tous les ans, c'est sur le long terme que cela s'équilibre."
Même chose pour le temps passé dans l'espace. "8,3% des heures doivent être faites par un astronaute européen ou pour de la science européenne", précise Sébastien Barde. "Ce qui est bien parce que nous n'avons pas besoin d'attendre forcément qu'il y ait un astronaute européen pour travailler, les Américains peuvent aussi travailler pour des scientifiques européens, en respectant ce prorata bien sûr."
Une forte présence américaine
Certains compteurs peuvent être déficitaires, comme d'autres créditeurs. Ainsi, "s'il y a un vol où il n'y a rien pour les Européens, ils auront droit à plus la prochaine fois", et si un Européen part dans l'espace plus tôt que prévu, "à ce moment-là on va creuser notre compteur, et on attendra peut-être un peu plus longtemps" avant un prochain départ, souligne le chercheur du Cnes.
Cette façon de compter explique en tout cas la place écrasante occupée par les astronautes américains dans le décompte des nationalités à bord de l'ISS, visible dans notre infographie ci-dessous.
La station spatiale internationale a jusque là été fréquentée par une vingtaine de nationalités différentes, dont certaines ne sont pourtant pas inclues dans les membres fondateurs de l'ISS. Dans ces visiteurs, un Brésilien, un Sud-Africain, un Malaisien, une Sud-Coréenne ou encore un Émirati.
"Chaque agence spatiale est en effet libre d'utiliser son droit d'entrée avec un pays tiers", mais "pour entrer dans l'ISS, ils sont obligés de passer par l'un des propriétaires".
Et cette "coopération est uniquement bilatérale", elle "fait perdre des quotas au propriétaire concerné", détaille Sébastien Barde. Un astronaute brésilien utilisera par exemple forcément du temps américain, européen, japonais ou encore canadien dans l'ISS, son pays n'ayant pas investi à l'origine.
Quelles règles pour l'Europe?
Si les quotas se répartissent entre les différentes agences, seule l'ESA est constituée de 22 États membres. Quand c'est à elle d'envoyer un astronaute, la question se pose donc de la nationalité de ce dernier: un Italien, un Espagnol ou un Hongrois? Le principe de répartition observé dans l'ISS "joue aussi un peu à l'intérieur de l'ESA, même si c'est moins officiel", explique Sébastien Barde.
Chaque membre finance "les activités obligatoires de l'ESA" en fonction de son produit national brut, explique l'Agence européenne. Pour les "programmes facultatifs", chacun décide s'il souhaite participer et à quelle hauteur.
Au niveau des investissements, pour la station spatiale, les Allemands, les Italiens, les Français et les Anglais sont en tête, "c'est pour cela que sans surprise on voit que ce sont ces trois pays qui ont envoyé le plus d'astronautes". Côté commandant de bord, c'est la même règle, il a simplement fallu plus longtemps à la France et l'ESA pour imposer un astronaute français à ce poste.
"Nous sommes tous des citoyens de la planète"
Si tous ces découpages sont très clairs au niveau de l'organisation des ressources et des personnes, il faut tout de même rappeler que l'ISS est un exemple unique de coopération internationale aussi long qui a, jusque-là, été épargné par les conflits sur Terre. Ainsi, même lors de la crise de Crimée en 2014, lors de laquelle l'Union européenne et les États-Unis s'étaient opposés à la Russie, des vols mêlant les différentes nationalités ont eu lieu à bord de Soyouz, les lanceurs spatiaux russes.
Dans l'ISS, "vous avez cette impression que nous sommes tous des citoyens de la planète et pas d’un pays en particulier", expliquait en 2020 Scott Kelly, astronaute retraité de la Nasa, au National Geographic. "Nous faisons tous partie de cette chose que l’on appelle l’humanité".
Le construction d'une autre station spatiale, cette fois autour de la Lune, est actuellement en projet. Une organisation similaire à celle de l'ISS est en train de se mettre en place, explique Sébastien Barde. Mais dans ce projet, l'ESA espère, cette fois, passer de "partenaire secondaire du programme à partenaire nécessaire".