Ne pas manger pour "affamer" la tumeur: le jeûne peut-il guérir du cancer?

Un médecin examine dans son cabinet médical à Arcueil les radios du sein d'une patiente afin de détecter un éventuel cancer, en 2001. - DIDIER PALLAGES © 2019 AFP
"On a le gène de la survie", assène un influenceur sur Tiktok. "Lorsque nous ne donnons pas à manger à notre corps pendant plus de douze heures, ce gène-là s'active (...) Nos cellules vont commencer à piocher les cellules malades (...) On se soigne nous-même", explique-t-il avec détermination.
Un autre affirme sans hésitation que le jeûne est "une alternative à la chimio" et incite ses abonnés à en faire la promotion auprès de leurs proches souffrant d'un cancer. "Oui, le jeûne élimine les cellules cancéreuses", prétend encore un troisième qui se présente comme un naturopathe "spécialiste en hygiène vitale".
Régime ultra-restrictif, jeûne hydrique ou jeûne total pour "affamer" la tumeur... Ce genre de recommandations sont répandues sur les réseaux sociaux, en particulier chez certains promoteurs de pratiques de soin non conventionnelles. Des théories qui infusent jusque dans les hôpitaux, assure à BFMTV Bruno Raynaud, gastro-entérologue et hépatologue qui dirige le service de nutrition du centre régional de lutte contre le cancer Gustave Roussy à Villejuif (Val-de-Marne).
"Les patients nous posent souvent la question."
Car dans les faits, il arrive que des personnes souffrant d'un cancer jeûnent. Quelque 13,8% des survivants du cancer ont ainsi déjà pratiqué un régime restrictif depuis leur diagnostic et pour 6% une période de jeûne, estime la cohorte Nutrinet-santé publiée en 2018, une étude d'envergure qui évalue les relations entre la santé et la nutrition.
"Les cellules tumorales ont de la ressource"
D'où vient cette idée de jeûner contre le cancer? D'un professeur de biologie américain et ambassadeur du jeûne, Valter Longo, qui a notamment publié en 2012 une étude souvent citée. Elle montre que de courtes périodes de jeûne sont aussi efficaces que la chimiothérapie contre certains cancers chez la souris.
Priver son corps de nourriture pourrait-il vraiment l'aider à lutter contre le cancer? Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut d'abord préciser que les cellules cancéreuses ont la capacité de se multiplier à l'infini, comme l'explique l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur une page consacrée au sujet. Et elles ont pour cela besoin d'une grande quantité d'énergie.
Mais si la plupart des cellules cancéreuses consomment beaucoup plus de sucre que les cellules saines, le glucose n'est pas leur seule source d'énergie - n'en déplaise à un médecin, radié par l'ordre, connu pour sa promotion de "médecines naturelles" qui soutient dans des vidéos relayées sur Tiktok que "le cancer, sa nourriture, c'est le sucre. Donc il ne faut pas lui en donner".
La réalité est plus complexe. Car les cellules tumorales peuvent également puiser dans les protéines et les lipides apportés par l'alimentation, indique l'Inserm. "Les cellules tumorales ont de très grandes capacités d'adaptation (...) En grossissant, les tumeurs auraient tendance à privilégier davantage les acides gras et auraient même la capacité de fabriquer leurs propres lipides. En d'autres termes, les cellules tumorales ont de la ressource."
Et pour répondre à la question sur les éventuels bénéfices du jeûne contre le cancer, la science s'est penchée sur le sujet. Sur les animaux, les conclusions sont "hétérogènes", pointe l'Inserm, "avec des résultats qui suggèrent tour à tour des effets bénéfiques, neutres voire délétères tant au niveau de la croissance tumorale, du taux de survie ou encore de l'efficacité ou de la capacité à supporter des traitements anticancéreux".
Pas de preuve scientifique
Qu'en est-il chez l'humain? "On manque cruellement de données scientifiques de qualité", prévient d'emblée Bruno Raynaud, de l'institut Gustave Roussy. Problèmes de méthodologie, faible effectif, paramètres d'évaluation subjectifs... Les études fiables et sérieuses ne sont pas légion.
Cependant, les conclusions du Réseau nutrition activité physique cancer recherche (Réseau NACRe) qui rassemble équipes de recherche et experts dans le domaine nutrition et cancer font jurisprudence. "L'examen de l'ensemble des données scientifiques concernant le jeûne et les régimes restrictifs (...) n'apporte pas de preuve d'un effet (bénéfique ou délétère) chez l'Homme en prévention primaire ou pendant la maladie (qu'il s'agisse d'effet curatif ou d'une interaction avec les traitements anticancéreux)."
Pourtant, pour Bruno Raynaud, le jeûne pourrait bel et bien avoir des conséquences préjudiciables. "Si vous supprimez les glucides, vous supprimez aussi des vitamines, des oligo-éléments, des lipides, des protéines", pointe le médecin.
"Passer d'une alimentation de l'ordre de 2000 calories à zéro entraîne forcément une perte de poids et une perte de masse musculaire. Ce qui est extrêmement délétère, aussi bien sur l'efficacité que la tolérance des traitements", alerte ce spécialiste.
"À plus ou moins long terme, de quelques jours à quelques semaines, ça a évidemment une incidence sur la survie du patient."
"Plus nocif qu'efficace"
Inquiétudes similaires pour l'Inserm. "En voulant 'affamer' les tumeurs, c'est l'ensemble de l'organisme que l'on risque d'affaiblir. Les cellules tumorales ne sont pas les seules à avoir besoin de glucides; les cellules musculaires, cardiaques, hépatiques ou cérébrales aussi." La dénutrition serait directement responsable de 5 à 25% des décès chez les personnes atteintes d'un cancer.
"Le jeûne est en réalité beaucoup plus nocif qu'il n'est efficace", met en garde Bruno Raynaud.
Si ce médecin prône néanmoins le dialogue et l'accompagnement médical des patients qui feraient tout de même le choix de jeûner, et reconnaît que le jeûne reste une piste de recherche intéressante - des travaux sont actuellement menés pour tenter de trouver le moyen d'empêcher les tumeurs d'utiliser les ressources énergétiques de l'organisme - aucune n'a encore abouti.
"Non, ce n'est pas sans risques"
L'autre particularité du sujet, c'est l'éventuelle situation de vulnérabilité de ces patients tentés par le jeûne. "On peut tout à fait comprendre que des malades, dont la vie est en jeu, soient en recherche de solutions", compatit Pascale Duval, porte-parole de l'Association de défense des familles et de l'individu victimes de sectes (Unadfi). "Ils se disent qu'il faut tout tenter et qu'au pire, ça ne risque rien d'essayer."
Ce qu'a d'ailleurs pointé la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) dans son dernier rapport. "Les personnes fragilisées par cette pathologie peuvent être sensibles à des pratiques faisant la promotion de 'soins' sans chimiothérapie, un traitement lourd et redouté."
Une crainte que partage le médecin Bruno Raynaud. "Le sujet est hyper clivant, ce qui gêne beaucoup les patients et les met en difficulté. Le risque, c'est que n'importe qui s'engouffre dans ce flou." La Miviludes pointe même un risque de manipulation.
"L'ascendant exercé volontairement par un pseudothérapeute sur un patient, incité à négliger son véritable traitement, conduit souvent à une dégradation sensible de sa santé physique et mentale, voire à une privation de soins. L'influence de certains de ces pseudothérapeutes est parfois si forte qu'elle s'apparente à une forme d'emprise."
Des "praticiens déviants", dénonce Pascale Duval, qui surfent sur la tendance bien-être et le retour au naturel sous couvert d'un pseudo-discours scientifique. "Mais c'est de l'ordre de la croyance, pas de la science. Et non, ce n'est pas sans risques."
Car il y a eu des précédents dramatiques. En juillet 2020, un homme âgé d'une soixantaine d'années atteint d'un cancer en phase terminale est mort après avoir participé à un stage de jeûne prolongé le mois précédent. En 2022, une jeune femme qui souffrait d'un cancer du foie et en rupture de traitement est morte après avoir suivi une formation et un stage de jeûne. Des stages organisés par le naturopathe Éric Gandon, mis en examen pour homicide involontaire.