Comment "Delphine 1, Yvan 0" est devenu la comédie la plus diffusée à la TV française

Serge Hazanavicius et Julie Gayet dans le film "Delphine 1, Yvan 0" de Dominique Farrugia - AMLF
754.420 entrées en 1996. Et près de 30 ans plus tard, 70 diffusions à la télévision française, dont 58 au cours des dix dernières années. La comédie romantique Delphine 1, Yvan 0 est devenue depuis sa sortie le film le plus diffusé de la télévision française, devant des dessins animés à succès comme Kirikou et les bêtes sauvages (2004), Les Douze Travaux d'Astérix (1975) ou encore Astérix et Cléopâtre (1968).
Un destin inattendu pour cette comédie romantique écrite et réalisée par Dominique Farrugia dont le scénario novateur témoigne de l'inventivité des comédies françaises des années 1990. Alors que Delphine (Julie Gayet) et Yvan (Serge Hazanavicius) tombent amoureux et décident de vivre ensemble, chaque étape de leur vie est commentée par les journalistes sportifs Thierry Roland et Jean-Michel Larqué comme un match de foot.
Près de 30 ans après sa sortie, Dominique Farrugia reste très fier de ce film, son premier après la fin de sa collaboration avec ses complices des Nuls Chantal Lauby et Alain Chabat. "Une histoire d'amour commentée, c'était de l'avant télé-réalité, sans le faire exprès", se félicite le réalisateur. Une idée qu'il portait en lui depuis des années avant de commencer le projet en 1994-1995.
"Je suis allé voir (le producteur) Richard Pezet qui dirigeait AMLF. Je lui ai raconté l'idée. Il m'a répondu 'pourquoi pas'. J'ai dit que je voulais l'écrire avec Michel Hazanavicius à Los Angeles." Le producteur leur fait une totale confiance: "On n'avait pas de contrat avec lui, ce qui est fou, totalement fou. Il a avancé l'argent et on est parti aux États-Unis. Sur ma bonne gueule."
"Un poil compliqué"
Homme de l’ombre du cinéma français mort en 2019, Richard Pezet a travaillé sur La Cité de la peur. Il a toujours œuvré pour la comédie populaire, de Michaël Youn (La Beuze) à Dany Boon (Bienvenue chez les Ch'tis).
"Quand je vois aujourd'hui la difficulté que j'ai à monter des séries, il y a 30 ans, un monsieur derrière son bureau, pouvait juste dire 'ok, Dominique, on le fait, tu y vas'. C'était fou."
Dominique Farrugia et Michel Hazanavicius écrivent le scénario en trois mois. "On s'était donné comme horaires 10-18h tous les jours sauf les week-ends et les jours fériés. Les jours fériés français, bien entendu", précise le réalisateur. "Je me rappelle que c'était agréable à faire. Et puis il n'y a rien de mieux que d'écrire un film et de se dire bon, allez, il est 18 h, on va se baigner."
Avec ses scènes façon faux documentaire, Delphine 1, Yvan 0 s'inscrit dans la lignée de comédies américaines comme Spinal Tap et Quand Harry rencontre Sally qui brouillent la frontière entre fiction et documentaire. "Les (scènes) 'face caméra' de Quand Harry rencontre Sally, c'est tellement fort", s'exclame Farrugia. "On ne sait jamais si ce sont des comédiens ou des gens qui racontent leur vraie histoire. C'est magique."
Le pitch original du film séduit facilement Thierry Roland et Jean-Michel Larqué. "J'ai appelé la rédaction de TF1. J'ai eu le service des sports et j'ai parlé à Thierry Roland directement. Voilà", se souvient Dominique Farrugia. Sur le plateau, les deux légendes du petit écran ont parfois eu du mal à se plier à l'exercice. "Ils avaient un prompteur. C'était un poil compliqué. Il y avait beaucoup de textes."
Risques
Tourné en plans-séquences, Delphine 1, Yvan 0 s'inspire de Maris et Femmes (1992), un film de Woody Allen tourné caméra à l'épaule. "Je pense que si on me disait aujourd'hui de faire une comédie en plans-séquences, je répondrais que ça ne marcherait pas. Mais j'ai réussi à le faire. Je ne sais pas comment", concède le réalisateur. "Je prenais beaucoup plus de risques sur mon premier film que j'en ai pris sur Bis par exemple."
"Ce dont je suis content, c'est le dialogue entre Serge et la caméra qui le suit tout le temps", poursuit le metteur en scène. "J'avais un directeur de production qui n'avait pas compris que c'était des plans-séquences et qui trouvait qu'on faisait trop peu de plans par jour! Un jour, je l'ai amené au montage en lui disant 'Voilà, on a fait 3’30 aujourd'hui. C'est un plan."
Pour Dominique Farrugia, Delphine 1, Yvan 0 est "totalement ovniesque". Il tourne le film "très vite", en moins de cinq semaines, avec "pas beaucoup d'argent". "Je pense que les dialogues de ce film sont assez réussis. Je ne sais pas si ma mise en scène l'est totalement." Autre prise de risque: le réalisateur insiste pour qu'il n'y ait rien d'exceptionnel dans cette histoire d'amour entre Delphine et Yvan.
"C'est ce qui était amusant", précise-t-il. "(J'avais été marqué) par la formule d'un auteur français de l'époque. Il disait que vivre avec une femme et la rendre heureuse était la dernière grande aventure humaine. Ce que je trouvais très joli au pied de la lettre."
Film autobiographique
Le réalisateur s'inspire aussi de sa vie privée de l'époque. "C'est assez étrange", reconnaît-il avec le recul. "C'est un vrai film de trentenaires avec tout ce qu'un trentenaire a dans la tête. Je pense que c'est le film le plus autobiographique que j'ai pu faire dans ma carrière avec Bis." Au casting, il s'entoure aussi de tous ses amis, de Serge Hazanavicius à Lionel Abelanski en passant par Alain Chabat et Chantal Lauby.
Le tournage se déroule dans une atmosphère joyeuse. On retrouve aussi dans le film un peu l’esprit des Nuls - notamment la blague "dans ton cul". Fondée sur le comique de répétition, elle consiste à répondre à toute question commençant par "où" avec "dans ton cul". "J'ai fait ce film en me faisant plaisir et avec presque aucune obligation de résultat."
À la sortie le 19 juin 1996, le public est au rendez-vous sans pour autant en faire un succès populaire. Avec seulement 754.420 entrées, le score n'est "pas génial", déplore Dominique Farrugia. "À l'époque, ça aurait dû faire beaucoup plus." "Peut-être que je n'ai pas assez travaillé", ajoute-t-il avant de préciser: "Je vis encore beaucoup dans le syndrome de l'imposteur."
Les critiques de Delphine 1, Yvan 0 sont très mauvaises. Lors d'une projection de son film, Dominique Farrugia est installée derrière deux femmes. "Il y a une scène où la mère et la fille se servent un thé et discutent. Les deux dames ont commencé à se parler. 'Je voudrais bien du thé, t'en bois, toi?' 'Oui, oui, moi j'aime bien le thé machin.' 'Moi, plutôt un autre, un peu fumé. On s'emmerde, non?' Et elles sont parties."
En boucle la nuit
Dominique Farrrugia se rend ensuite à Londres à un marché du cinéma pour y exporter son film à l'international. Là aussi les réactions sont unanimement négatives. "Dans la salle où passait le film, tout le monde est sorti sauf un mec qui s'était endormi. Puis il s'est réveillé (et) il est parti. Ce n'était pas un film fait pour l'export."
Avec le temps, le film a connu un destin inattendu. "C'est avec le temps que mes films se bonifient", assure Dominique Farrugia. "On me dit souvent: 'en fin de compte, ce n'était pas mal." Depuis une dizaine d'années, il a connu une seconde vie grâce aux chaînes du groupe TF1, qui le diffusent en boucle - principalement la nuit. Dominique Farrugia pense connaître la raison de cette multidiffusion.
"J'ai revendu mes parts de ma société à mon ancien associé qui, lui, a vendu tous les films qui étaient dans sa boîte et dans notre boîte à TF1. Donc ce film appartient à 100% à TF1. C'est un des films qu'ils peuvent repasser la nuit sans aucun problème, sans que ça leur coûte 1 euro", détaille le metteur en scène. "Je suis assez content parce que ce film qui était un peu tombé dans l'oubli revient."