"Le Tronc", la comédie macabre de Karl Zéro sur un cadavre qui parle

"Le Tronc" de Karl Zéro - AMLF
Acteur moqué dans Le Jour et la Nuit (1997), le nanar de Bernard-Henri Lévy, mais documentariste césarisé pour Dans la peau de Jacques Chirac (2007), Karl Zéro entretient une relation compliquée avec le 7e Art. La très brève sortie en septembre 1993 de son unique film en tant que réalisateur, Le Tronc, une comédie macabre à mi-chemin entre l’absurdité burlesque des ZAZ et l’humour féroce de Michel Audiard, en est la preuve.
Rétrospectivement, il sait qu’il aurait dû s’en douter. Les animateurs devenus réalisateurs ont rarement laissé une trace impérissable dans les annales du cinéma. À l’exception du Viager (1972) de Pierre Tchernia, ni Jacques Martin (avec Na! en 1973), ni Guy Lux (avec Drôles de zèbres en 1977) n’ont eu de chance en la matière.
Le Tronc est si vite tombé aux oubliettes que même Karl Zéro n’en détient pas une copie. "Je viens juste d’en récupérer une! Mon poissonnier m’a donné une clef USB où il y avait le film!" Il l’a revu récemment avec ses enfants et a été surpris par l'audace d'une comédie qu’il voit désormais comme un témoignage de l’âge d’or de ce qu’on a appelé "l'esprit Canal".
Une nouvelle génération
1988. Plus de quatre millions de spectateurs se pressent pour aller voir au cinéma La Vie est un long fleuve tranquille, premier film de l'ancien pubard Étienne Chatiliez. Inspiré par ce succès, les producteurs parisiens courtisent les trublions de Canal +, alors en pleine expansion. "Ils se sont dits qu’il y avait une nouvelle génération, qu’il ne fallait surtout pas la louper. Ils nous tournaient autour", se souvient Karl Zéro, qui s’est fait connaître dans l’émission Nulle part ailleurs avec ses trucages vidéos parodiant les hommes politiques.
Jean-Claude Fleury, directeur général de Ciby 2000, le contacte: la société fondée en 1990 par Francis Bouygues, connue pour ses collaborations avec David Lynch et Jane Campion, veut produire une comédie écrite et réalisée par ses soins. La proposition, étonnante vue de l’extérieure, ne surprend pas Karl Zéro: "Francis Bouygues aimait un cinéma débridé, même s'il ne comprenait rien! Il disait que c’était de l’art, même si avec moi ce fut plus du cochon que du lard."
Karl Zéro lui soumet deux idées. La première, aussitôt rejetée, est une comédie sur le président irakien Saddam Hussein. "C’était dans l’esprit de ce que je faisais sur Canal, avec un message un peu violent, un peu débile", explique Zéro. "L'idée, c'est qu'on peut rire de tout, mais pas au nom de rien. Il fallait que ça dénonce quelque chose, plutôt que de faire rire pour faire rire, comme le faisaient Les Nuls."
La seconde idée, aussitôt acceptée, est une comédie sur Simone Weber. Surnommée "La diabolique de Nancy", elle avait défrayé la chronique en jetant dans un cours d’eau une valise contenant le tronc de son ancien amant Bernard Hettier, qu’elle avait assassiné à la suite d’une querelle. Elle avait été condamnée le 28 février 1991 à une peine de vingt ans de réclusion pour son geste.
"Mon pitch était simple", s’exclame Karl Zéro: "Le tronc est toujours vivant et il peut soulever le couvercle avec sa bite!" Complètement improbable, le pitch fait mouche. "En trois mois, c’est écrit", poursuit Karl Zéro. "Fleury me dit qu’il ne comprend rien. Là-dessus, Pierre Lescure [alors directeur général du groupe Canal+] me dit, 'Tu fais un film avec le groupe TF1, il faut qu’il y ait Canal.' Ça devient une co-production. Pour un mec qui n’a jamais fait de film, c’est fou. J'avais à peine trente ans!"
"Sortir 'Le Tronc' avant 'La Cité de la peur'"
L’emballement est à son comble, mais la situation se crispe. Le scénario reste incompréhensible. Florence Quentin, scénariste des comédies d’Étienne Chatilliez, est appelée pour le rendre digeste. De son côté, Jean-Claude Fleury est remplacé chez Ciby2000 par Jean-François Fonlupt.
Et Pierre Lescure par René Bonnell chez Canal +. "Et là c’est le drame", commente Karl Zéro: "Le film, qui était écrit et budgété à 24 millions de francs, passe à 15 millions de francs! Sauf que je suis en préparation au moment où ils me disent ça. C’est un cauchemar. Je suis obligé de sabrer des tas de scènes pour gagner des ronds." Il poursuit:
"Au début du film, on voit des plongeurs dans une pauvre mare à trente kilomètres de Paris. C’était prévu que ce soit dans les Alpes, dans un lac insondable, avec de beaux paysages! Ce n’était plus du tout la même histoire! Le tournage devait impérativement avoir lieu en juillet-août 92, parce qu’il n’y avait pas d’émission à tourner, et que je ne pouvais pas arrêter la télévision non plus. Donc j’ai mis la gomme et on s’est retrouvé à tourner ce 'chef-d'œuvre'."
Une autre raison pousse Karl Zéro à mettre la gomme, précise Stéphane Le Parc, son chef opérateur: "Il savait que Les Nuls étaient en train de préparer un film et l’idée, c’était de sortir Le Tronc avant La Cité de la peur". Associé à la réalisation de Bernard Farroux, qui signait les sketches de Nulle Part Ailleurs, Karl Zéro fait appel à des acteurs peu connus du grand public. "En lisant le scénario, ils se demandaient dans quelle aventure ils se laissaient entraîner."
Il faut dire que Karl Zéro s’y autorise toutes les outrances, de manière complètement absurde. On y trouve pêle-mêle des plaisanteries sur l’affaire du sang contaminé, des blagues sur la nécrophilie et la pédophilie, des parodies de chansons célèbres (Bamboleo, YMCA, etc.) composées et chantées par un Alexandre Desplat pas encore multi-oscarisé et une voix off du Tronc assurée par un Jean-Luc Reichmann à la limite (volontaire) du grotesque. "Je ne suis pas sûr que ça fonctionne”, note toutefois Karl Zéro. "Parfois, je me dis que j’aurais dû faire une voix moins gag, et donner plus d’étrangeté au film, mais c’était l’état d’esprit dans lequel on était à l’époque: des espèces d’enfant gâtés payés à déconner. On était un peu hors-sol."
Hors-sol, Karl Zéro l’était, mais animé par une volonté manifeste de repousser les limites de ce qui se faisait en comédie à l’époque ("Le Tronc, c’est la farandole des vannes"). Il dénonce également les injustices de la justice à travers la première demi-heure, version bouffonne du procès de Simone Weber, où le président mitraille son auditoire et où le tribunal est détruit dans une explosion. "Tout le monde pense que je l’ai écrit en étant totalement défoncé, mais je tiens à dire que pas du tout! Même pas un joint! Il pleuvait. J'étais à ma table de travail. Je souffrais sang et eau", assure Karl Zéro, avant d'ajouter: "Le postulat de départ est tellement fou que ça ne pouvait donner qu’un film comme ça."
"Un des pires silences que j’aie vu de ma vie"
Sur le tournage, l’ambiance est bonne ("On se battait tous les jours avec les aliments”), malgré une mésentente artistique entre Karl Zéro et son co-réalisateur Bernard Farroux. Cette mésentente ainsi que le "scénario impossible" du Tronc pèse sur le montage. Très sûr de lui, Karl Zéro ne veut rien couper. Le résultat est catastrophique. "C'était vraiment éclaté dans tous les sens. Il y avait une volonté totale de déconstruction", se souvient-il, avant de détailler sa conception très personnelle du montage:
"J'étais parti du principe que les films français étaient chiants. Il y avait toujours Michel Piccoli qui sortait de la voiture, il marchait dans la rue, il ouvrait la porte, il entrait dans l’immeuble et il commençait à parler. On venait de perdre trois minutes! Je voulais aller à l’essentiel. Michel Piccoli est dans sa voiture et 'cut' on le retrouve en train de parler dans la pièce où il doit être. Sur le papier, ça tenait. Dans la réalité, ça tient moins bien, parce qu’il faut quand même prendre les gens par la main et faire en sorte qu’ils comprennent tout. Ça, je ne l’avais pas compris. Je m’en foutais! Je voulais faire reculer les limites du système, faire un ovni - tu me diras, j’ai réussi."
Àl’issue de la première projection, personne ne partage son enthousiasme: "La lumière se rallume. Personne ne parle. Un des pires silences que j’aie vus de ma vie." Karl Zéro tente de dérider l’atmosphère, mais il est aussitôt coupé par un Jean-François Fonlupt furax: "Je n’ai rien compris." "C’était très injuste", note Stéphane Le Parc, "car les gens qui produisent lisent les scénarios et le scénario du Tronc ressemblait au film qu’on a vu ce jour-là."
Nicole Saunier, monteuse des films de Claude Zidi, est appelée à la rescousse. "C’était très mauvais", se souvient-elle. "Ils avaient tout laissé en longueur. Karl, comme c’était son premier film, voulait mettre tout ce qu’il avait tourné." Nicole Saunier redonne une forme humaine au Tronc. Karl Zéro, qui avait mis des cartons noirs avec du texte pour les scènes qu’il n’avait pas pu tourner par manque d’argent, obtient ce qui lui manque pour terminer le film et tourne deux semaines supplémentaires. Enrichi de scènes de liaison, le film devient plus cohérent, et satisfait pleinement producteurs et distributeurs.
Tout le monde y croit. Sauf Karl Zéro. "Les effets spéciaux sont dignes de Méliès. C’est aberrant. Le mec aux effets spéciaux n’était pas top. Ils m’avaient juré qu’il faisait super bien les effets spéciaux et en fait quand on était au tournage ce n’était pas top. Pour faire bouger la valise, il mettait une perceuse dedans. Ça faisait du bruit… C’était cheap à mort." "C'étaient des sketches mis bout-à-bout", renchérit Stéphane Le Parc. "Ça aurait pu faire un film bizarre à la Dupontel, mais à l’époque on n’était pas prêt pour ça."
"J'étais comme un dieu, un dieu vivant"
Qu’à cela ne tienne: la première a lieu aux Champs-Élysées dans un cinéma de 1.200 places en présence du Tout-Paris. "Dans la salle, les gens étaient morts de rire. Tu sentais bien que tout le monde était un peu paumé vers la fin, moi aussi, mais ce n'était pas grave. Ça s’est terminé avec une standing ovation. Tout le monde était debout. J'étais comme un dieu, un dieu vivant", s’extasie Karl Zéro.
Puis vient le jour de la sortie, le 8 septembre 1993. A 14 heures, Karl Zéro est dans les bureaux d’ALMF, son distributeur, pour découvrir les premiers chiffres. Deux minutes plus tard, le destin du Tronc est scellé. "À 14h02, les mecs ne me parlaient plus", se souvient-il. "Ils avaient compris qu’on ne ferait pas plus de 80.000 entrées. Ils m’avaient mis dans un nombre aberrant de salles. J’étais le blockbuster, soi-disant. C’est terrible."
Alors que Le Tronc est un flop annoncé, la promo continue. "Et t’es comme un con. Tu sais que tu dois continuer, mais que ça ne marche pas. T’y crois plus. Au bout de quinze jours, le film est retiré de l’affiche et plus personne ne me parle. Plus personne. Le téléphone ne sonne plus." Grimé dans Le Tronc en Jean-Luc Godard, Karl Zéro s’était interpellé lui-même en lançant: "Vous êtes en train de tuer le cinéma." Des paroles prémonitoires: "Ça a tué le cinéma pour moi."

De retour à Canal, Karl Zéro rebondit avec Zérorama, qui détourne les actualités du jour comme si on était à l’époque du maréchal Pétain. "Ça m’a permis de ne pas mourir totalement, sinon j’étais mort médiatiquement dans cette aventure du Tronc." Puis il remonte la pente. Mais il refuse de réaliser de la fiction. "Après Le Tronc, c’était impossible de faire mieux, j’ai préféré m’arrêter", s'amuse-t-il.
En 1997, il apparaît dans Le Jour et la Nuit, un des pires nanars du cinéma français. "Quand t’as fait Le Tronc, tu ne peux pas refuser le film de BHL. Là aussi, c’est une autre aventure géniale. Mais faire l’acteur ne m’intéressait pas. Puis je suis revenu par la grande porte. Ce qui n’arrive jamais. Normalement quand t’as fait Le Tronc, t’es vraiment mort. C’est comme l’autre [Jean-Pierre François] qui chantait Je te survivrai"
Avec le temps, Le Tronc est devenu culte dans certains cercles. Son fan numéro un est le poissonnier de Karl Zéro, qui lui fait les répliques à chaque fois qu’il le croise. "Ça fait dix ans qu’il me fait des vannes du Tronc. Pour lui, c’est culte de chez culte! J’ai tellement été habitué à ce que le film soit un échec total que rétrospectivement ça me rend drôle."