Tract, publications: les historiens lancent la contre-offensive contre Eric Zemmour

Eric Zemmour à son meeting à Lille ce samedi 5 février 2022 - BFMTV
Le maréchal Pétain "sauveur des juifs français"? L'innocence du capitaine Dreyfus finalement incertaine? Eric Zemmour ne cesse d'appuyer sa campagne présidentielle sur des considérations historiques très personnelles enflammant le débat public. Ce lundi matin, invité de la matinale de France Inter, il a encore investi ce terrain.
"La vérité historique est réinterprétée en permanence par les historiens", a-t-il d'abord souligné, tirant ensuite de ce constat un enseignement apparemment paradoxal: "Dans les écoles, il faut apprendre le roman national français!"
C'est justement contre cette approche de l'histoire qu'un collectif d'historiens a décidé de lever ses boucliers. Jeudi dernier, un opuscule est ainsi paru dans les librairies et la collection Tracts de Gallimard, intitulé: Zemmour contre l'histoire. Le mois dernier, l'historien Laurent Joly a déjà publié La falsification de l'histoire: Zemmour, Vichy et les juifs. Et dès 2019, Gérard Noiriel, auteur notamment d'une Histoire populaire de la France, s'en prenait aussi à celui qui n'était encore qu'un chroniqueur télé avec son Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République.
Jailli de l'université française, ce traitement ad hominem à l'égard d'un candidat de la présidentielle semble hautement inhabituel. Ses auteurs expliquent à BFMTV.com ce lundi avoir voulu répondre à un "sentiment d'urgence".
"Défendre un fondement de la démocratie"
"Ce n'est pas neuf. Après tout, on a déjà fait ça avec le Comité de vigilance sur les usages de l'histoire sous Nicolas Sarkozy", tempère d'abord Mathilde Larrère, l'une des autrices au sommaire de Zemmour contre l'histoire, avant de poursuivre: "La chance du tract, c'est que pour une fois on nous a vu et lu".
Au long d'une cinquantaine de pages, 16 historiens, spécialistes de périodes diverses allant de l'Antiquité à la fin du XXe siècle français, y visent à dénoncer le "récit (historique, NDLR) obsessionnel" du candidat que les auteurs jugent "truffé d'erreurs, d'approximations, d'interprétations abusives ou tendacieuses, quand ce n'est pas de mensonges grossiers", selon les termes de l'introduction de l'ouvrage.
"C'est la prolongation d'un certain type de démarche qui consiste à agir aussi collectivement contre les falsifications de l'histoire", nous confie Gérard Noiriel, qui y a participé. "Ce sont différentes générations, étudiant différentes périodes - et pas du tout du même bord politique - qui défendent un fondement de la démocratie: essayer de produire des connaissances qui se tiennent à distance du débat politique", ajoute-t-il.
Le cas particulier Zemmour
Sous le climat électoral actuel, cet objectif peut apparaître comme une gageure mais Gérard Noiriel veut aussi y voir une opportunité: "Zemmour est le nom d'un système plus vaste. Il est un aiguillon pour penser la responsabilité civique de notre métier". "On a abandonné un moment l'espace public car on fait des travaux pas immédiatement vendeurs, et on a laissé la vulgarisation à des gens qui n'ont ni éthique ni méthode", approuve Mathilde Larrère, avant d'enchaîner: "Chercheurs et chercheuses doivent jouer leur rôle dans le ruissellement du capital culturel, être des passeurs et des passeuses".
Si l'historienne, autrice entre autres d'Il était une fois les révolutions, rappelle qu'ils ont déjà été plusieurs à ferrailler en leur temps contre Nicolas Sarkozy, elle évoque aussi un "sentiment d'urgence" face au traitement administré à l'histoire par Eric Zemmour qu'elle désigne comme un cas particulier "quantitativement et qualitativement". "Qualitativement car il est candidat à la présidentielle", nous éclaire-t-elle et "quantitativement, car Zemmour est à un niveau d'instrumentalisation, de mensonges et de contre-vérités que les autres n'ont pas atteint".
Un rappel des règles
Ainsi posé, le duel pourrait sembler commode: d'un côté, un homme politique "menteur" et "falsificateur", de l'autre, des mandarins diplômés s'arrogeant le monopole du fait historique et distribuant bons et mauvais points. Mathilde Larrère nous explique toutefois ce qui préserve la quête de vérité de l'historien de ses éventuels biais personnels. "Zemmour tord le cou au passé pour l'instrumentaliser. L'histoire est une science avec ses règles - la réflexion et la confrontation des sources, la connaissance des sources historiographiques les plus plus récentes - et lui n'en applique aucune".
"On a l'impression d'en revenir au moment où l'histoire n'était pas encore une discipline scientifique, au XIXe siècle mais dans une pespective réactionnaire", soupire Gérard Noiriel, qui précise son grief à l'égard du fondateur de Reconquête!: "La conception qu'Eric Zemmour se fait de l'histoire, c'est le roman historique. Avec des personnages, le personnage 'France', le personnage 'islam', qui s'affrontent. D'où la création d'un sentiment d'identifiation chez les gens car il traite les nations comme des individus".
Le revers de main du camp Zemmour
Joint également par BFMTV.com, Samuel Lafont, stratège numérique d'Eric Zemmour, répond d'abord en écho à cet ultime reproche de l'historien: "On objective des petites parties de l'histoire de France, pour faire d'elle un monstre, que les gens ne l'aime pas, pour susciter de la haine contre elle".
De toute façon, il ne s'agit là que de controverses de bénédictins, assure-t-il: "Eric Zemmour le dit lui même: 'Il y a des querelles historiques mais pour lui l'important c'est l'histoire pour demain'. Il faut se projeter". "Je ne suis pas sûr que ces historiens soient très écoutés des Français", attaque-t-il.
Des historiens en quête de "soutien"
En face, on lui accorderait presque le point. "Il ne suffit pas d'avoir des arguments pour toucher un vaste public et on n'est pas encore au niveau", regrette Gérard Noiriel qui pointe une forme d'isolement: "Il nous faudrait plus de soutien". Il indique une première piste: "On a besoin d'un travail de mobilisation pour que les chaînes du service public par exemple soient plus en phase avec ce qu'on veut faire. L'histoire pourrait être présentée autrement dans l'audiovisuel qu'à travers la manière employée par les émissions de Stéphane Bern qui croit aussi que l'histoire c'est avant tout de grands personnages".
Et cette entreprise n'aurait de sens qu'en dépassant le seul cadre de la recherche historique d'après Gérard Noiriel qui appelle à engager "une réflexion globale sur les mutations politiques produites depuis une quinzaine d'années".
