Mort d'Yvan Colonna: la collectivité de Corse avait-elle le droit de mettre les drapeaux en berne?

Les drapeaux corse, français et européen en berne sur un bâtiment de la Collectivité de Corse en l'honneur d'Yvan Colonna, mars 2022 - BFMTV
La Corse est en deuil. L'annonce lundi de la mort de l'indépendantiste Yvan Colonna, trois semaines après avoir été violemment agressé à la prison d'Arles le 2 mars dernier, a profondément ébranlé l'Île de Beauté. Ces derniers jours, de nombreuses manifestations de recueillement ont été organisées dans les principales villes insulaires et ce mercredi, la dépouille de celui qui avait été condamné à la perpétuité pour l'assassinat du préfet Erignac en 1998 a été accueilli par une haie d'honneur à son arrivée à Ajaccio.
Dans un communiqué publié mardi, la Collectivité de Corse a annoncé que "pour exprimer la tristesse collective ressentie par notre peuple", il avait été décidé que "les drapeaux de la Collectivité de Corse (seraient) mis en berne à compter de ce jour." Une décision qui a provoqué l'ire de nombreux responsables politiques, dont Emmanuel Macron. Le président de la République a estimé mercredi soir que l'initiative était "une faute" et que cela était "inapproprié."
Flou juridique
En France, il existe un vrai flou juridique en ce qui concerne la décision de mettre les étendards en berne, une manœuvre qui techniquement se résume à redescendre le drapeau à mi-hauteur s'il est installé sur un mât fixé au sol. Dans le cas d'une hampe, il doit être enroulé d'un ruban noir, comme cela a justement été vu sur certains bâtiments corses.
À cette date, il n'existe aucune législation à ce sujet, excepté le décret du 13 septembre 1989, titre VI section 2 article 47 qui prévoit que "lors du décès du président de la République, les drapeaux et étendards des armées prennent le deuil; les bâtiments de la flotte mettent leurs pavillons en berne." Cela avait été le cas pour la disparition de Jacques Chirac en 2019.
Dans le cadre d'autres événements tragiques, il est du ressort du président de la République, ou du Premier ministre, de prendre cette décision pour une durée indéterminée.
Ainsi, les drapeaux français avaient été mis en berne pour la mort de Joseph Staline en 1953, de Jean-Paul II en 2005 et de Nelson Mandela en 2013. En revanche, cela n'avait pas été le cas pour le crash du vol Rio-Paris en 2009.
Libre choix
À une échelle moindre, ce flou juridique laisse une grande liberté d'action aux responsable politiques locaux. "Dans le silence des textes, il y a une libre administration des collectivités territoriales", explique à BFMTV.com Louis le Foyer de Costil, avocat spécialisé en droit des collectivités territoriales.
Selon lui, cet exemple précis peut-être recoupé avec celui du choix d'un nom pour une rue, "pour lequel un maire est libre de choisir", selon certaines règles liées au trouble à l'ordre public. "On ne peut pas donner le nom de Pétain à une rue", argue-t-il.
Une hypothèse étayée par le cabinet de Gilles Simeoni, Président du Conseil exécutif de Corse à l'origine de la décision de la mise en berne, qui auprès de BFMTV.com confirme qu'en la matière, "la Collectivité a la compétence pleine en vertu du droit des collectivités territoriales." Le cabinet nous rappelle que l'obligation de pavoisement du drapeau, comprendre l'arborer sur les bâtiments de la Collectivité, est bien respecté par cette dernière en ce qui concerne le drapeau tricolore mais aussi européen, d'où la mise en berne de ces derniers.
Selon Louis le Foyer de Costil, la décision peut-être "annulée par un juge si cela est déféré par le préfet." Contactée par nos soins, la préfecture de Corse l'assure, aucune mesure de ce genre n'est actuellement prévue. En revanche, dans un communiqué publié ce jeudi après-midi, le bureau du cabinet du préfet tient à préciser "que les drapeaux présents sur les façades des préfectures, sous-préfectures et des bâtiments de l'État en Corse n'ont jamais été mis en berne ces derniers jours." Seuls les bâtiments de la Collectivité sont en effet concernés.
D'un point de vue encore plus local, et selon un protocole à l'usage des maires diffusé par le ministère de l'Intérieur, il est possible pour les édiles de décider "la mise en berne des drapeaux lors de deuils officiels." Par exemple, fin février, le maire de La Baule avait, selon Ouest-France, mis en berne certains étendards de la ville de Loire-Atlantique pour rendre hommage au défunt maire de Rezé, Hervé Neau.
"C'est honteux"
Afin de cadrer un peu plus ces modalités protocolaires, des élus réclament la création d'une loi. C'est le cas de la sénatrice de l'Essonne membre de l'Union centriste, Jocelyne Guidez, qui le 3 mars passé avait alerté le gouvernement à ce sujet via une question orale posée à la chambre haute du Parlement. "Il est regrettable qu'aucune disposition législative ou réglementaire n'en détermine les conditions", avait-elle déclaré. Auprès de BFMTV.com, la sénatrice, rattrapée par l'actualité, persiste et signe.
"On voit qu'on met le drapeau en berne pour tout et n'importe quoi. J'ai été interpellée par des militaires qui me demandaient pourquoi ce n'était pas le cas lorsque des soldats meurent, c'est pour cela que je pose la question. Ce qui est grave, c'est qu'on perd peu à peu nos valeurs", assène-t-elle. Selon elle, il s'agit de redonner du sens à cette symbolique et à ce deuil.
Sans surprise, l'élue est choquée par l'initiative de la Collectivité de Corse. "Comment ne pas être choqué? C'est honteux. Colonna a tué un préfet." Pour l'heure, sa question au gouvernement n'a pas obtenu de réponse.