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Comment les talibans utilisent influenceurs, réseaux sociaux et internet pour redorer l’image de l’Afghanistan

Alors que le régime taliban restreint progressivement l'accès à Internet dans tout l'Afghanistan, il ne semble pas déranger plus que cela de voir venir des influenceurs occidentaux. Surtout quand ces derniers “redorent” leur image sur internet.

Alors que le régime taliban restreint progressivement l'accès à Internet dans tout l'Afghanistan, il ne semble pas déranger plus que cela de voir venir des influenceurs occidentaux. Surtout quand ces derniers “redorent” leur image sur internet. - AFP

Alors que le régime taliban restreint progressivement l'accès à Internet dans tout l'Afghanistan, il ne semble pas dérangé plus que cela de voir venir des influenceurs occidentaux. Surtout quand ces derniers “redorent” leur image sur internet.

Le paradoxe est troublant. Alors que le gouvernement taliban bloque petit à petit internet à travers l’Afghanistan, une mesure qui s’ajoute à une longue série de restrictions, comprenant le blocage de Tiktok, du jeu vidéo PUBG ou encore des sites pornographiques, il ne semble pas pour autant inquiet de voir débarquer des dizaines d’influenceurs occidentaux.

Ces dernières semaines, sur Youtube, Instagram ou Tiktok, les vidéastes et influenceurs ont été pris d’une soudaine envie de voyage. Mais il ne s’agit pas de destinations habituelles: ils se sont envolés pour un pays pour le moins atypique, l’Afghanistan. Il suffit de consulter le hashtag “Afghanistan” ou de taper simplement dans la barre de recherche YouTube “Afghanistan trip” ou “Afghanistan vlog” pour se rendre compte du phénomène.

Dans leurs vidéos, ces influenceurs vantent une image idéalisée de l’Afghanistan. En story Instagram, l’un d’eux martèle que "le narratif occidental n’a rien à voir avec la réalité du terrain". Paysages à couper le souffle, mariages et cérémonies avec des locaux, ou encore démonstrations de tirs à la kalachnikov sont notamment mis en avant.

Tech & Co a identifié une vingtaine de vidéos, bien plus que sur toute la dernière décennie. Si la relative paix dont bénéficie le pays depuis la fin de la guerre et le retour des talibans explique en partie ces déplacements, cela ne suffit pas à tout justifier. Il faut surtout s’intéresser à l’influence numérique.

Le porte-parole du gouvernement taliban, Zabihullah Mujahid, s'exprime lors d'une conférence de presse à Kaboul le 12 octobre 2025.
Le porte-parole du gouvernement taliban, Zabihullah Mujahid, s'exprime lors d'une conférence de presse à Kaboul le 12 octobre 2025. © WAKIL KOHSAR / AFP

Pour Ahmad Fahim Abdullatif, docteur en science politique, au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, “c’est un moyen pour eux (le pouvoir taliban, NDLR) de blanchir leur image sans passer par les canaux diplomatiques classiques”. Depuis 2021, le régime taliban n’a toujours pas obtenu de reconnaissance diplomatique formelle à l’échelle internationale, à l’exception récente de la Russie. “Il n’a donc pas les moyens de faire du lobbying ou de la diplomatie. Donc, utiliser ces influenceurs est dans leur intérêt”, explique-t-il.

De son côté, Adam Baczko, politologue chargé de recherche au CNRS et auteur de La guerre par le droit. Les tribunaux Taliban en Afghanistan (CNRS Éditions), ajoute: “l’isolement politique de l’Afghanistan, notamment imposé par les pays occidentaux, fait en sorte qu’on sait très peu de choses sur ce qui s’y passe. Peu de journalistes ou de chercheurs y vont. Cela ouvre une opportunité au régime: il lui suffit de laisser venir des gens, ils raconteront des choses plus positives que le récit dominant”.

Des voyages minutieusement préparés

“Les influenceurs qui viennent en Afghanistan ne sont pas toujours très scrupuleux ou moralement rigoureux. Ils réagissent de manière très naïve aux représentations orientalistes de l’Afghanistan. Leur discours, c’est : ‘L’Afghanistan est mal représenté par l’Occident, moi je vais vous montrer le vrai visage du pays’. Ils se présentent comme des acteurs qui luttent pour le peuple afghan, mais leur approche reste ainsi très naïve” commente Ahmad Fahim Abdullatif.

“Les influenceurs aiment montrer qu’ils vont dans des endroits où personne ne va. Il y a un goût du fantasme et de l’exotisme. Les talibans en tirent bénéfice”, ajoute Adam Baczko.

Parmi les vidéastes français et américains contactés par Tech & Co… aucun n’a donné suite à nos sollicitations.

Mais pour beaucoup d’entre eux, le voyage en Afghanistan est minutieusement préparé, et surtout, ils disposent d’une “protection” constante assurée par les autorités. Lieux, événements et personnes rencontrées… tout semble s’organiser avec une précision millimétrée. “Une chose qui n’est pas nouvelle”, constate en outre le chercheur. “Ils ont été emmenés par les talibans dans des endroits choisis. C’est une méthode classique, déjà utilisée par le régime syrien de Bachar el-Assad avec ses voyages organisés”.

La revue anglophone The Diplomat, qui couvre l’actualité de la région indo-pacifique, confirme ce phénomène et s’interroge également: “Pourquoi restreindre les médias locaux tout en utilisant ces mêmes plateformes pour la propagande internationale?”

Plus malléables et contrôlables, les influenceurs sont ainsi plus facilement intégrés à un discours de propagande. “L'expérience du premier régime taliban (1996-2001) témoigne de leur hostilité de longue date envers les médias indépendants”, note le média. Aujourd'hui, ils utilisent les plateformes numériques “pour recruter, diffuser leur propagande et renforcer leur légitimité, amplifiant ainsi leur influence bien au-delà des frontières afghanes”.

“Les Talibans instruisent leurs forces de sécurité à bien traiter les Occidentaux. À les protéger, à être à leur service, parce que ça fait de la publicité. Mais si vous êtes une femme afghane qui manifeste, alors là, ce n’est pas le ‘bon Afghanistan’. Vous allez être torturée, tuée ou emprisonnée”, rappelle Ahmad Fahim Abdullatif.

“Ces outils sont utilisés pour renforcer le régime et ses discours, tandis que les talibans restreignent à leur tour l’utilisation de ces mêmes plateformes par les femmes afghanes, empêchant ainsi la diffusion de leurs histoires”, analyse Nasratullah Taban, journaliste afghan indépendant qui couvre l'Asie centrale, dans The Diplomat.

Un jeune garçon se promène en skate avec le drapeau afghan.
Un jeune garçon se promène en skate avec le drapeau afghan. © AFP

“Une part de responsabilité occidentale”

Contacté à ce sujet par email, le Ministère de l'Information et de la Culture afghan n'a pas donné suite à nos sollicitations. Cette absence de réponse maintient un flou sur les réelles motivations et plans éventuels du pouvoir taliban. Néanmois, elle met aussi l'accent sur l'isolement politico-diplomatique du pays, dans lequel l'Occident a sa part de responsabilité.

Pour Adam Baczko, la venue des influenceurs est une conséquence directe du manque d'informations dont nous disposons sur le pays. “L’isolement politique de l’Afghanistan, notamment imposé par les pays occidentaux, fait en sorte qu’on sait très peu de choses sur ce qui s’y passe. Peu de journalistes y vont. Cela ouvre une opportunité au régime: il lui suffit de laisser venir des gens, ils raconteront des choses plus positives que le récit dominant”, analyse-t-il.

"On manque cruellement d’informations fiables. En l’absence de données, on vit d’un mélange de rumeurs et de stéréotypes appliqués au pays. La vraie réponse au régime taliban, c’est un discours établi sur des faits, porté par des correspondants et des chercheurs qui travaillent sur le long terme", conclut-il.

Une équation qui paraît insoluble, puisque ces trois prérequis pour être satisfaits requièrent eux-mêmes un accès transparent et libre à un pays, une population, des lieux de vie... Or, en Afghanistant, la presse est contrôlée, les correspondants de presse occidentaux en danger, l’aide humanitaire cruellement restreinte et les droits humains bafoués. De là à dire que les vidéos "autorisées" d'influenceurs ont de beaux jours devant elles...

Raphaël Raffray