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D'où vient l'expression d'"islamo-gauchisme"?

Hommage à Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine.

Hommage à Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine. - Anne-Christine Poujoulat

Depuis l'assassinat de Samuel Paty par un terroriste islamiste, des membres du gouvernement et des parlementaires ont vilipendé les "islamo-gauchistes". Née au début des années 2000, l'expression se détache sur une toile de fond déjà complexe.

L'unité politique qui s'est dessinée il y a une semaine après l'assassinat barbare de Samuel Paty par un terroriste islamiste à Conflans-Sainte-Honorine n'aura pas tenu très longtemps. Occupés à comprendre le processus ayant permis à l'islamisme de prendre une telle place dans la société française, plusieurs dirigeants ou membres de l'opposition se sont retournés contre certaines organisations ou certains de leurs collègues.

Une expression leur revient alors fréquemment aux lèvres au moment d'accuser une partie du personnel politique et de la société civile d'une forme de complicité intellectuelle envers ce fanatisme: "l'islamo-gauchisme". "Ce qu'on appelle l'islamo-gauchisme fait des ravages", a ainsi lancé jeudi, sur les ondes d'Europe 1, le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, désignant l'université, le syndicat étudiant Unef et la France insoumise. Aujourd'hui incontournable dans le débat public, la formule d'"islamo-gauchisme" est le fruit d'une histoire heurtée et son objet a varié.

Au début des années 2000

Il faut dire que l'expression a de quoi égarer, d'autant plus que "l'islamo-gauchiste" est soupçonné d'apporter son aide ou de couvrir de sa naïveté l'islamiste parfois qualifié d'"islamo-fasciste".

La catégorie de "gauchiste" elle-même a de surcroît quelque chose d'un peu vague. Né dans les cercles marxistes - Lénine faisant du gauchisme "la maladie infantile du communisme" - le mot est de longue date passé à droite où il sert à ramasser tous les courants d'une gauche jugés trop radicaux, qu'il soit révolutionnaires ou non. Lui associer la religion musulmane rend plus difficile encore la tentative de le cerner.

La généalogie de l'expression nous ramène au début des années 2000. Dans cet article, Libération a ainsi établi que l'essayiste Pierre-André Taguieff l'avait employé dès janvier 2002 dans son ouvrage La nouvelle judéophobie. "Des Juifs peuvent être tolérés, voire acceptés dans cette mouvance islamo-gauchiste, à condition qu’ils fassent preuve de palestinophilie inconditionnelle et d’antisionisme fanatique", y écrivait-il. L'intellectuel a expliqué au quotidien en 2016:

"Je ne peux pas dire avec certitude que l’expression est une invention personnelle. Mais les réactions de mes contemporains après mon premier usage de ce mot, en 2000-2001, exprimaient leur étonnement : à l’époque, on disait plutôt, ironiquement, 'islamo-progressistes', ou, dans les années 80, 'palestino-progressistes'".

Quant au contenu qu'il lui donne, il reprend: "J’ai essayé de montrer qu’un certain tiers-mondisme gauchiste se retrouvait côte à côte, dans les mobilisations propalestiniennes notamment, avec divers courants islamistes".

Il s'agirait pour la gauche, selon les premiers promoteurs du concept d'"islamo-gauchisme", de rester connectée avec la religion de populations démunies, avec les musulmans dans le rôle du nouveau prolétariat.

L'évolution de l'altermondialisme

La notion fait vite son chemin dans la presse. Le Monde l'emploie pour la première fois, signale ici le journal, en septembre 2004. Elle accuse notamment les opposants, à gauche, à la loi prohibant les signes religieux à l'école, à commencer par le voile, mais aussi la tournure prise par l'altermondialisme. Dans ses travaux sur ce dernier courant, Timothy Peace, aujourd'hui maître de conférences affilié à l'université de Glasgow, remarque que le théologien Tariq Ramadan a participé à tous les Forums sociaux européens.

Il relève aussi la présence du Collectif des musulmans de France et du groupe Présence musulmane à Saint-Denis durant l'édition de 2003, deux organisations décrites comme proches du petit-fils du fondateur des Frères musulmans. Il note encore la participation au Forum de Florence en novembre 2002 de Fouad Imarraine, membre du Collectif des musulmans de France, lors d'un colloque sur "la place de l'islam en Europe et l'islamophobie".

Dans l'arène

En 2004 d'ailleurs, la venue de militants musulmans parfois classés dans la famille des islamistes au Forum social européen de Londres conduit le journaliste Claude Askolovitch, émargeant à l'époque au Nouvel Observateur, à varier sur le thème de l'"islamo-gauchisme" en titrant l'un de ses papiers: "Les gauchistes d'Allah". Les années suivantes, c'est aussi en librairie qu'on retrouve des occurrences d'"islamo-gauchisme", comme en 2005 dans La tentation obscurantiste de Caroline Fourest ou en 2006 dans La tyrannie de la pénitence de Pascal Bruckner.

En 2010, dans un entretien accordé à l'AFP et relayé ici, l'intellectuel Alain Finkielkraut a donné une nouvelle orientation à l'expression. Définissant le public visé, il "s'inquiète" alors d'une "union de gens issus de l'immigration et d'intellectuels progressistes", un "mouvement islamo-gauchiste" qu'il estime "ostensiblement indifférent à la mémoire de la Shoah".

L'accusation en "islamo-gauchisme" demeure cependant rare dans la joute politique, exception faite de Marine Le Pen qui le dénonce en meeting en mars 2012 dans la foulée des crimes de Mohamed Merah. Force est de constater que, portée par l'horreur du terrorisme, elle a désormais déserté les marges pour s'imposer au centre de l'arène.

Robin Verner
Robin Verner Journaliste BFMTV