Convergence des luttes entre indépendants et salariés, clivage culturel: une étude décrypte les gilets jaunes

Gilet jaune à Ternay mardi. - ROMAIN LAFABREGUE / AFP
Ils résistent à l'écoulement du temps, aux polémiques, à la météo, et poursuivent leur mouvement parallèlement au débat national lancé la semaine dernière par l'exécutif. Autant d'éléments qui indiquent que les gilets jaunes constituent bien un "phénomène social autonome", selon la formule utilisée par Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l'institut de sondages Ifop, dans une enquête pour la Fondation Jean Jaurès.
Publiée mardi soir sur le site du Figaro, cette étude décrypte en profondeur les forces qui composent ce qui apparaît comme le plus vaste mouvement de contestation au sein de la société française de ces dernières années, les tendances qui l'animent et les nouveaux clivages qu'il met en lumière.
Indépendants et salariés se donnent la main
Ce qui frappe au premier coup d'œil, c'est tout d'abord la hauteur du socle sur lequel les manifestants peuvent encore s'appuyer. 44% des Français font état de leur sympathie pour leur action, quand 16% des Français se revendiquent même gilets jaunes. Le taux d'adhésion n'est bien sûr pas homogène.
L'enquête d'opinion souligne ainsi un fait inédit: avec les gilets jaunes, travailleurs indépendants et salariés joignent leurs forces sous les mêmes banderoles, un événement très atypique dans l'histoire du pays. En effet, 31% des ouvriers et 23% des employés s'affirment eux-mêmes gilets jaunes, tandis que 25% des travailleurs indépendants disent la même chose.
Cette alliance inédite du salariat, de la petite entreprise et du petit commerce, qui avaient pour habitude de conserver leurs distances jusqu'ici, n'est pas linéaire à travers le territoire. Si les classes populaires et les travailleurs indépendants se regroupent derrière les gilets jaunes pour 21% d'entre eux lorsqu'ils vivent à moins de dix kilomètres d'une grande agglomération, leur peloton grossit significativement à mesure qu'on s'éloigne des centres importants: ils sont 39% à déclarer porter la veste parmi les milieux populaires et indépendants habitant dans une aire située entre 40 et 60 kilomètres des grandes agglomérations.
La France des routes se gare sur les ronds-points
La géographie joue donc son rôle à plein, et il en est de même du lien à la voiture. Ce qui a été caractérisé comme la contestation des ronds-points face à celle des places publiques est du même coup un mouvement de "l'homme de la route" distinct de "l'homme de la rue", comme le souligne l'enquête.
Ainsi, les Français très dépendants de leur voiture se sentent gilets jaunes pour 30% d'entre eux, et 49% font état de leur soutien. Les personnes se disant "assez dépendantes" de la bonne marche de leur moteur se voient gilets jaunes pour 19% d'entre elles, et sympathisent avec leur mouvement à hauteur de 50%. L'identification aux gilets jaunes tombent à 11% et 9% pour les Français peu ou pas dépendants à leur voiture.
On note d'ailleurs que les catégories de la population les plus représentées au sein des protestataires sont aussi les plus motorisées. Le groupe, où l'on relève l'adhésion la plus forte au mouvement, est d'ailleurs celui des chauffeurs-routiers, avec une statistique de 36%. A leurs côtés, on voit aussi les caristes, les aides-soignantes, les intérimaires, les artisans, caissiers et caissières, les femmes de ménage, les ouvriers, souvent rejetés loin des grandes villes et amenés à sillonner les routes.
Capital culturel
A l'inverse, parmi les couches socioprofessionnelles les plus tièdes, distantes avec le mouvement, on remarque les cadres et les professions intellectuelles, qui ne disposent que de 11% de gilets jaunes en leur sein, en sachant d'ailleurs que le taux chute même à 6% chez les cadres d'entreprise.
Les moins incorporés à la vague jaune sont toutefois les enseignants. Et un exemple est décisif pour comprendre l'une des grandes déchirures françaises, longtemps masquée et désormais patente. Seulement 8% des professeurs des écoles se qualifient de gilets jaunes. Pourtant, ceux-ci ont un revenu aussi modeste que celui des manifestants.
Comment expliquer alors l'écart séparant les uns et les autres? C'est que, à côté du capital économique, le capital culturel, ou plus précisément le niveau de diplôme, est un marqueur cardinal. 28% des Français relevant d'un niveau BEP ou CAP déclarent ne faire qu'un avec les gilets jaunes, et 56% d'entre eux les soutiennent. Ils sont respectivement 19% et 57% pour nos concitoyens titulaires du baccalauréat.
Cependant, les Français jaugés à un seuil supérieur à celui de bac + 2 sont dans un tout autre état d'esprit: 42% disent leur sympathie pour la contestation en cours, certes, mais ils ne sont plus que 9% à prétendre en faire partie. Les gilets jaunes n'illustrent donc pas seulement une opposition sociale. Ils montrent aussi que deux France ne se comprennent pas, dispersées sur un nuancier de niveaux d'instruction bien plus divers qu'auparavant.
Manque de liant
L'enquête observe à ce propos que ces dernières semaines, au moment d'exiger une meilleure rémunération et de meilleures conditions, les enseignants ont lancé un mouvement distinct, celui des stylos rouges. Ils ont ainsi préféré miser sur une campagne parallèle pour viser des objectifs similaires, plutôt que de grossir les rangs de leurs prédécesseurs.
Parallélisme plutôt qu'union ou coalition donc. Le phénomène se fonde sur une population qui semble davantage reposer sur des "couches sociales et culturelles juxtaposées", selon l'analyse de l'Ifop, et non plus sur des grands ensembles rendus cohérents, malgré leur diversité, par des opinions religieuses, ou des idéologies. Ni l'Eglise catholique ni le communisme, qui soudaient auparavant les manifestations de masses grâce à une conscience de classe, par une maîtrise consommé des alliances et via des structures solides (parti, syndicats, associations, relais intellectuels), ne sont plus en mesure de faire le liant.
Se doter de structures est d'ailleurs l'un des horizons que fixent désormais les gilets jaunes.