"Une traque morbide": Pelicot, Le Scouarnec... Ces auteurs d'abus sexuels, collectionneurs des preuves de leurs agressions

Le dossier judiciaire de Joël Le Scouarnec posé à la cour d'assises de Saintes le 13 mars 2020 lors de l'ouverture du procès du chirurgien (illustration) - GEORGES GOBET © 2019 AFP
Des dizaines de vidéos cachées sur un disque dur, lui-même rangé dans un coffre-fort chez Christophe B. Cet homme de 55 ans vient d'être mis en examen aux côtés de trois autres individus pour des "viols avec actes de torture et de barbarie" dans le milieu libertin en Gironde.
Confirmant des informations du Parisien et du Monde, le parquet de Bordeaux a récemment indiqué qu'une enquête avait été ouverte en 2023 après qu'une des victimes a déposé plainte. Au total, cinq anciennes compagnes de Christophe B. ont été identifiées comme ayant subi ces viols entre 2011 et 2023, notamment grâce aux vidéos que l'homme tournait chez lui, mais aussi dans des clubs libertins et sur la voie publique.
"À plusieurs reprises, des hurlements de douleur étaient entendus" sur ces enregistrements, a commenté le procureur Renaud Gaudeul dans un communiqué, insistant sur l'absence de consentement.
Joël Le Scouarnec et ses "carnets", Dominique Pelicot et les enregistrements des viols de sa femme, Christophe B. et ses comparses: autant d'auteurs d'abus sexuels qui "collectionnent" des traces de leurs passages à l'acte.
"Ils aiment garder des preuves pour prendre à nouveau du plaisir ou pour augmenter le nombre de leurs 'trophées'", réagit auprès de BFMTV.com Me Myriam Guedj Benayoun.
L'avocate représente deux des victimes de Joël Le Scouarnec au procès qui s'est ouvert en février et qui se tient jusqu'à la fin du mois de mai. Et elle le rappelle: sans les écrits du chirurgien, les enquêteurs n'auraient jamais pu saisir l'ampleur du dossier.
Le Scouarnec, "l'ultra-collectionneur"
C'est le témoignage d'une petite fille de 6 ans vivant à Jonzac (Charente-Maritime) qui a ouvert la voie. En 2017, utilisant des mots propres à son âge, elle explique à sa mère avoir été violée par le voisin à travers la clôture. Une plainte est déposée et une enquête est ouverte, entraînant une perquisition chez ce chirurgien alors âgé de 67 ans.
Entre autres images pédopornographiques et poupées sexuelles à l'allure d'enfants qu'il expose chez lui, les enquêteurs découvrent avec effroi deux fichiers informatiques intitulés "Vulvette" et "Quequette". À l'intérieur, il y consigne les noms, les âges, les adresses d'enfants qu'il a eus en consultation dans les divers hôpitaux où il a travaillé. Il y inscrit surtout le détail des agressions qu'il leur a fait subir.
Des pages et des pages d'abus pédocriminels commis pendant près de 40 ans et passés sous les radars, minutieusement décrits et répertoriés dans ce que l'on appellera les "carnets noirs" du chirurgien.
"Le Scouarnec, c'est l'ultra-collectionneur", commente Me Myriam Guedj Benayoun, qui rappelle que le chirurgien consignait également tous les livres qu'il a lus, les opéras qu'il a écoutés ou encore les endroits qu'il a visités.
Pendant l'enquête, l'homme a déclaré collectionner ces informations pour son propre plaisir. "Il dit qu'il consignait ça pour revivre les scènes quand il était chez lui. On est dans une sorte de perversion extrême, c’est un prédateur de haut niveau", estime encore l'avocate.
Caractère "obsessionnel"
Dans ces dossiers où l'on recense une série de passages à l'acte, les auteurs "sont souvent très méticuleux", relate Laurent Layet. Expert psychiatre près la Cour d'appel de Nîmes (Gard), ce dernier a notamment expertisé Dominique Pelicot dans l'affaire des viols de Mazan, dans le Vaucluse. Il souligne là encore le caractère "obsessionnel" de celui qui a été condamné à 20 ans de prison pour avoir organisé des viols sur son épouse lourdement droguée par ses soins pendant près de 10 ans.
"Dominique Pelicot coupait certaines scènes en trois ou quatre extraits différents puis les classait selon les actes réalisés, ou encore selon les caractéristiques physiques des agresseurs", raconte-t-il à BFMTV.com.
Recruter des agresseurs sur internet, les faire se déshabiller dans un sas, leur demander de se réchauffer les mains puis filmer les actes sexuels réalisés: comme de nombreux autres auteurs d'infractions sexuelles, le retraité avait bâti un véritable scénario et veillait à ce que toutes les étapes en soient scrupuleusement respectées.
"L'enregistrement faisait pleinement partie du scénario. Et ce qui amène la jouissance, c'est d'accomplir l'ensemble de ce scénario", décrypte le psychiatre.
Comme pour les tueurs en série, la traque d'une "pièce rare"
Pour la psychologue clinicienne Gaëlle Saint-Jalmes, re-visualiser des photos et vidéos, ou, dans l'affaire Le Scouarnec, relire des écrits relatant les passages à l'acte permet ensuite aux auteurs de "réactiver le moment de l'excitation" et de "revivre un instant perdu".
Ainsi, le fait de vouloir collectionner un nombre toujours plus grand de documents s'apparente à une addiction. "C'est comme lorsque l'on parle des tueurs en série qui se lancent dans la traque morbide d'une pièce rare. Commencer une telle collection, c'est chercher la pièce maîtresse. C'est une quête sans fin", explique la psychologue auprès de BFMTV.com.
"L’idée, c’est 'plus j’en ai, plus la victoire est grande'. Comme un chasseur qui alignerait ses têtes de bêtes au mur", résume Me Myriam Guedj Benayoun.
Peu à peu, le plaisir de compléter cette collection supplante la peur de se faire repérer par les autorités.
"Au début ils ont quelques craintes, mais quand on répète l'acte une, deux, trois fois et plus et qu'il n'y a pas de conséquence, le risque s'estompe. Petit à petit, ils repoussent les limites de plus en plus loin", commente Laurent Layet. Pour Gaëlle Saint-Jalmes, cette volonté d'étaler ses exploits est dans certains cas au contraire le signe "d'un désir inconscient de se faire prendre, chez des individus qui n'arrivent pas à s'en défaire d'eux-mêmes".
Un comportement plus courant qu'on ne le croit
Ces profils de collectionneurs ne sont pas si rares dans les affaires d'abus sexuels, assure Me Myriam Guedj Benayoun. En 2024, elle a représenté plusieurs parties civiles lors du procès d'un animateur qui intervenait dans plusieurs écoles à Toulouse (Haute-Garonne). L'homme, âgé de 27 ans, comparaissait notamment pour "atteintes sexuelles" sur des enfants de 3 à 6 ans et "détention d'images pédopornographiques".
"Star des écoles" dans lesquelles il intervenait, décrit comme populaire auprès des enfants, le jeune homme était insoupçonnable... Jusqu'à ce que Google signale son profil, indiquant que le jeune homme téléchargeait de très nombreuses images pédopornographiques sur internet. En creusant, les gendarmes ont par la suite retrouvé sur son téléphone des clichés d'enfants pris par l'animateur lui-même, certains montrant nettement des agressions sexuelles.
"Les photos, il les gardait et les regardait chez lui", indique son avocat à BFMTV.com, précisant qu'elles n'ont jamais été diffusées et que son client en avait donc un "usage personnel".
"Il prenait plaisir à les regarder le soir. Il avait même déclaré 'J'aime voir le beau, et le corps d'un enfant est très beau'", relate encore Me Ferdinand Djammen Nzepa.
Au total, à partir de ces clichés, 79 victimes avaient pu être identifiées.
Des "preuves" solides dans l'enquête
Si parcourir tous ces fichiers pour identifier des auteurs ou des victimes est souvent un exercice psychologiquement éreintant pour les enquêteurs, ils constituent néanmoins des éléments solides sur lesquels s'appuyer pendant les investigations et lors du procès.
"De fait, (ces fichiers) viennent constituer des preuves pour la police, qui saisit le matériel informatique" de manière quasi-systématique dans ce type d'affaires, note Gaëlle Saint-Jalmes.
Pour la victime cependant, l'existence même de ces clichés, vidéos ou écrits "majore le traumatisme", explique Gaëlle Saint-Jalmes. "L'idée que des personnes puissent visualiser ces images qui les sexualisent vient perpétuellement renforcer et raviver le traumatisme."
"Le fait d'avoir été victime (d'abus) et d'y être réexposé par des images ou des vidéos peut réactiver le traumatisme", abonde le psychiatre Laurent Layet. Passé le temps de l'enquête et du procès, "il faut laisser cicatriser la plaie."