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Police-Justice

Montrer ou pas les caricatures de "Charlie Hebdo"

Les médias américains et anglais ont pris des décisions radicalement différentes quant aux images qu'il fallait publier ou non.

Les médias américains et anglais ont pris des décisions radicalement différentes quant aux images qu'il fallait publier ou non. - Montage BFMTV

Fallait-il publier les images de cette vidéo terriblement choquante, montrant l'un des assaillants de Charlie Hebdo achever de sang-froid un policier blessé? A l'inverse des Français, les médias anglo-saxons ont jugé que oui. Pourtant, dans le même temps, ils ont refusé de publier les caricatures qui ont symbolisé la résistance de l'hebdomadaire satirique face aux menaces. Explications.

L'homme cagoulé marche, bras tendu. Il pointe une kalashnikov sur la tête du policier qui gît à terre. L'agent le supplie, protégeant son visage de son bras, il implore la clémence du tireur. Derrière les gros pixels de cette capture d'une vidéo de mauvaise qualité, on comprend d'un côté la détresse, et de l'autre, la détermination. On connaît la suite. Cette image, terriblement choquante, la presse française ne l'a pas publiée (à une exception près). Elle a pourtant fait la une de plusieurs titres anglo-saxons, comme le Sun, le Daily Mail, Metro ou l'International New York Times

A chaque drame naît le débat: faut-il ou non montrer les images? Et à chaque fois naissent les lignes de fracture. Ce 8 janvier, la presse française a choisi de ne pas exposer ses lecteurs à ce concentré de brutalité. Lorsque la fameuse vidéo est publiée, elle est amputée de sa séquence la plus dramatique. En Allemagne, la question est même devenue politique: le ministre des Affaires étrangères Thomas de Maizières a demandé officiellement à YouTube le retrait systématique de cette vidéo (article en allemand).

"C'est une information"

Comme la presse américaine, la presse britannique a souvent choisi de montrer ces images. La raison première est la nécessité d'informer, tranche John Laurenson, correspondant à Paris pour la BBC contacté par BFMTV.com:

"Il faut faire prendre conscience de l'horreur de ce qui s'est passé. Il y a une brutalité choquante, on comprend tout de suite de quoi il s'agit, que ce sont des assassins redoutables. C'est une information."

L'effet d'éloignement des journalistes étrangers, déjà commenté par le chercheur André Gunthert, est l'une des raisons expliquant leur décision de diffuser ces images. Il est plus facile de supporter la violence lorsqu'elle est appliquée à ce qui est lointain, à ce à quoi on ne s'identifie pas. La presse française publie plus aisément des photos des victimes d'un typhon en Asie que les images des morts emportés dans les inondations du sud de la France. Arnaud Mercier est professeur à l'université de Lorraine et directeur de la formation de webjournalisme de Metz. Joint par BFMTV.com, il rappelle le précédent du 11-Septembre:

"A cette époque, les médias américains ont systématiquement coupé les séquences où l'on voyait les silhouettes des gens qui tombaient des tours, à cause de leur immense impact émotionnel." 

Ces images des victimes du World Trade Center se jetant dans le vide pour échapper aux flammes avaient été publiées en France, mais pas aux Etats-Unis.
Ces images des victimes du World Trade Center se jetant dans le vide pour échapper aux flammes avaient été publiées en France, mais pas aux Etats-Unis. © David Surowiecki - AFP

"Pour montrer l'indicible, parfois, les mots ne sont pas suffisants"

L'autre explication est le contexte culturel. Les images violentes font peu débat aux Etat-Unis. Ni en Grande-Bretagne, le pays où le visage tuméfié du jeune Darius, Rom agressé en Seine-Saint-Denis, a été porté en une. Arnaud Mercier précise:

"Les médias sont le reflet d’une société et de sa culture. On voit bien qu’en France on a eu une politique quasi-systématique de ne pas montrer."

Libération fait figure d'exception. Le journal a choisi de publier les images dans son édition papier sous la forme d'un story-board, capture d'écran après capture d'écran. On y voit chaque étape, à charge du lecteur d'en imaginer l'enchaînement. La séquence ne perd rien de sa puissance. Mais il faut dire que le quotidien entretient un rapport très particulier avec Charlie, qu'ils ont hébergé par le passé (et vont héberger à nouveau). Dans cette affaire, "ils sont encore plus que d’autres attachés à l’idée qu’on ne doit pas reculer face à la barbarie, parce qu'il faut que les gens sachent", précise Arnaud Mercier.

Le directeur délégué du journal, Johan Hufnagel, interrogé par BFMTV.com, ne dit pas autre chose: "Pour montrer l'indicible, la plus grande sauvagerie, parfois, les mots ne sont pas suffisants."

"Libération" a choisi de montrer cette séquence découpée comme un story-board.
"Libération" a choisi de montrer cette séquence découpée comme un story-board. © Capture Libération

Les caricatures de Charlie floutées

La controverse, les médias anglo-saxons l'ont rencontrée aussi, mais pas à propos de la violence. CNN, où le débat interne fait rage, NBC, le New York Times ou le New York Daily News ont décidé de ne pas diffuser les caricatures de Charlie Hebdo, optant pour le floutage. En France, où les publier est considéré comme un acte de résistance, ce choix est passé pour une forme de soumission.

Encore une fois, c'est le contexte culturel qui est en jeu. Arnaud Mercier explique:

"En France, une partie des idéaux républicains et de la liberté de la presse se sont gagnés contre l'église catholique, la tradition des caricaturistes est donc très liée à la lutte contre son influence. Par association, cela touche toutes les religions."

La tradition satirique existe aussi dans les pays anglo-saxons, évidemment, mais elle est simplement différente. John Laurenson précise:

"Certes les Etats-Unis sont le pays du politiquement correct, mais je ne pense pas qu’on s'empêche de faire ce genre de caricatures pour cette raison. Nous avons plus de respect pour la religion. Nous aimons avoir un peu plus de gentillesse dans l’espace public. Mais surtout, nous ne trouvons pas ce type de caricature très bon".

Cette position est très polémique, même aux Etats-Unis. Et les médias qui ont choisi de publier les images, comme Gawker, ne se sont pas gênés de moquer leurs confrères en republiant leurs images non censurées, sous forme de gifs animés. Selon l'endroit où l'on se trouve, l'humour comme la violence sont des notions à géométrie variable.