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Agression d'Yvan Colonna: en Corse, la jeunesse biberonnée au "mythe" Colonna se mobilise

Des lycéens font face à des gendarmes sur la place principale d'Ajaccio, après une marche de protestation pour soutenir la famille d'Yvan Colonna, le 8 mars 2022 en Corse

Des lycéens font face à des gendarmes sur la place principale d'Ajaccio, après une marche de protestation pour soutenir la famille d'Yvan Colonna, le 8 mars 2022 en Corse - Pascal POCHARD-CASABIANCA © 2019 AFP

Pour un grand nombre de jeunes Corses, Yvan Colonna incarne la figure du "rebelle" et la lutte pour l'indépendance de l'île. Ils sont des centaines à manifester pour réclamer le retour des détenus corses incarcérés en France.

Ils n'étaient pour la plupart même pas nés lors de son arrestation, et pourtant, ils le portent aujourd'hui en héros. Huit jours après l'agression d'Yvan Colonna à la prison d'Arles, de jeunes insulaires montrent leur colère lors de manifestations de soutien organisées dans plusieurs villes de Corse.

Mardi, ils étaient notamment des centaines à se réunir devant la préfecture de Corse à Ajaccio, en soutien au militant indépendantiste, toujours entre la vie et la mort à l'hôpital de Marseille. Dans ces rassemblements, on entend alors s'élever ce mot d'ordre: "Statu Francese Assassinu" ("État français assassin", NDLR). Un slogan qui revient régulièrement depuis qu'Yvan Colonna a été victime d'une tentative d'assassinat par un codétenu, le 2 mars dernier.

"Nous ne pouvions pas, nous lycées corses, ne pas apporter notre soutien fraternel à Yvan Colonna, prisonnier politique incarcéré depuis 2003, et à sa famille", ont tenu à dire les jeunes manifestants, lors d'un point presse.

Des jeunes biberonnés au "mythe" Colonna

Si la mobilisation est telle parmi les lycéens et étudiants à la suite de l'agression, c'est que la figure du militant est érigée en "mythe" chez ces jeunes dont l'imaginaire a été nourri par "l'affaire Colonna", explique Thierry Dominici, enseignant en sciences politiques à l'université de Bordeaux.

"C’est lui qui incarne la rébellion, la résistance, le rebelle mais sans la cagoule. Une sorte de Che Guevara, alors qu’il n’a rien fait pour", détaille-t-il auprès de BFMTV.com.

Une figure sur laquelle les jeunes manifestants se "projettent" encore aujourd'hui, précise-t-il. L'agression d'Yvan Colonna est aussi l'occasion pour eux de faire entendre leur voix par le biais des médias. "Sans les récents événements, l’agenda médiatique n’aurait pas laissé de place pour eux."

"Un grand sentiment de déclassement"

"Ils n’étaient pas nés, mais il faut comprendre que l’agression est l’étincelle qui met le feu à un baril de pétrole déjà bien rempli", analyse à ce sujet André Fazi, politologue et maître de conférences en sciences politiques à l'Université de Corse, contacté par BFMTV.com.

Pour lui, les mobilisations récentes ne sont que la manifestation d'une colère jusque-là en sourdine.

"C'est le résultat d'une accumulation de frustrations et de déceptions. Beaucoup considèrent que l’Etat est au mieux inattentif, au pire méprisant" vis-à-vis des Corses.

Une idée que formule également Thierry Dominici. Ayant lui-même des racines corses, il raconte la "violence morale" que ressentent les jeunes insulaires. "Ils ont un grand sentiment de déclassement: beaucoup ont l'impression de ne pas avoir d’avenir, par rapport aux jeunes du continent. Ils estiment que l’Etat devrait faire beaucoup plus pour eux", rapporte l'enseignant.

Clichés et impuissance politique

À cela s'ajoutent nombreux stéréotypes encore en vigueur, sur le Corse "belliqueux, violent". "Ce sont des petites blagues. Mais c’est très pesant, surtout lorsque l’on est enfermé sur une île. On subit une violence symbolique", détaille Thierry Dominici.

D'autant que cette impression d'exclusion se double selon lui d'un sentiment d'impuissance politique, alors même que l'engagement des 18-25 ans a été très fort ces dernières années sur l'île. "Aujourd'hui en Corse, le nationalisme politique a gagné, a bouté hors du champ politique les partis traditionnels. Mais les jeunes ne comprennent pas pourquoi ça ne va pas plus loin, pourquoi l'Etat refuse d'aller vers un processus d'indépendance et d'autonomie".

"Ce qu'il leur reste, c'est la rue", conclut-il.

Selon Thierry Dominici, cette sensation d'abandon, voire de mépris, dépasse les seuls manifestants: "Bon nombre des jeunes ne sont pas dans ces manifs, mais ont le même sentiment."

"Il suffirait d'un geste fort de la part de l'Etat"

Mercredi, les autorités rapportaient de nombreux incidents à l'occasion des manifestations en Corse en soutien au militant. La soeur d'Yvan Colonna, Christine, qui s'est constituée porte-parole de la famille, a par la suite adressé une lettre aux lycéens, saluant à la fois une "déclaration d'amour à [leur] pays" de leur part, mais appelant également au "calme" et à la "lucidité".

"Tous ceux de ma génération accueillent avec émotion et espoir l'expression forte portée par cette jeunesse que vous représentez: cette déclaration d’amour à votre pays, cette espérance et votre refus du sort qui lui est réservé: oui, vous vous inscrivez parfaitement dans ce fil historique initié par d’autres avant vous", écrivait-elle mercredi en guise de remerciements.

Le soir même, syndicats étudiants et partis nationalistes ont annoncé la création d'un collectif en vue de "futures actions militantes de terrain". Une décision qui tend, selon André Fazi, à "donner de l’unité à la mobilisation et canaliser les éléments les plus jeunes et les plus exposés au risque parce que moins expérimentés".

"Il suffirait d’un geste fort de la part du gouvernement: faire sauter le statut de (détenu particulièrement signalé (DPS) pour Alain Ferrandi et Pierre Alessandri", les deux autres membres du commando Erignac toujours emprisonnés en France, estime de son côté Thierry Dominici, qui ajoute que le préfet devrait pouvoir davantage travailler avec les pouvoirs décentralisés, les élus locaux, pour gérer le conflit. "À ce moment-là, bon nombre de Corses ne descendraient plus dans la rue."

Elisa Fernandez