Angèle, Juliette Armanet, Eddy de Pretto... Comment passer le cap difficile du deuxième album?

Juliette Armanet, Angèle et Eddy de Pretto - UMG / Alain Jocard - AFP / Joël Saget - AFP
Il y a une semaine, le monde de la pop à la française se retrouvait secoué par un léger séisme: Angèle annonçait à l'issue d'un direct sur Instagram la sortie surprise de son deuxième album, Nonante-Cinq, avec sept jours d'avance. La sensation musicale belge, qui affole les adolescents de l'Hexagone, laissait poindre une pointe d'anxiété dans le communiqué publié sur Twitter pour l'occasion: "On dit que le deuxième album, c'est ce qu'il y a de plus difficile"...
Il faut dire que la jeune femme de 26 ans, apparue il y a à peine trois ans dans le paysage médiatique, a placé la barre exceptionnellement haut: Brol, son premier album sorti à l'automne 2018, s'est écoulé à un million d'exemplaires. Ce disque pop aux arrangements synthétiques, porté par des textes dans l'air du temps et une frimousse Angèle-ique, a mis tout le monde d'accord. De la presse intello aux 15-25 ans, en passant par leurs parents, sans oublier les professionnels du métier: ce coup d'essai lui a valu cinq nominations - et trois trophées - aux Victoires de la musique.
"Le premier album, personne n'en veut à personne de le rater. En général, les moyens mis en place ne sont pas très importants", décrypte Éric Jean-Jean, animateur musical sur RTL et RTL2, pour BFMTV.com. "L'enjeu du deuxième, quand le premier a rencontré le succès, c'est de confirmer (...) Et souvent, l’attente est au niveau de la déception quand l’album est un ton en dessous. C'est un disque risqué."
Baptême du feu que traversent tous ceux qui sont devenus stars avec leur premier disque, le deuxième album est celui qui doit cimenter la relation de l'artiste avec le public et les médias. Pour la première fois, les chanteurs savent qu'ils sont attendus au tournant, et se soumettent à un numéro d'équilibriste: respecter la formule qui a plu, tout en apportant ce qu'il faut de nouveauté pour ne pas tomber dans la redite. Le cru 2021 aura été particulièrement généreux en deuxièmes albums très attendus: avant Angèle, ce sont Eddy de Pretto, Clara Luciani et Juliette Armanet qui ont effectué leurs come-backs cette année.
"Quand on se plaît une première fois, est-ce qu'on va se retrouver?"
"Quand j'ai commencé à composer (ce deuxième album), j'avais l'impression qu'il y avait trop de monde dans la chambre" nous confiait ainsi Juliette Armanet en novembre, à la veille de la sortie de son disque 'Brûler le feu' (Romance Musique): "J'avais peur de déplaire, de décevoir le public (...) Quand on se plaît une première fois, est-ce qu'on va se retrouver, se replaire à nouveau, s'aimer autant? Le deuxième rendez-vous, c'est toujours le plus délicat."
Car les exemples de deuxièmes rendez-vous manqués ne manquent pas. Le DJ français The Avener, qui a pris l'Europe d'assaut avec son premier album en 2015, n'a pas réussi à transformer l'essai avec le suivant en 2020, année certes peu propice à la fête. Christine and The Queens, dont le premier album lui a ouvert les portes de la pop internationale en 2014 (une scène partagée avec Madonna, un titre de "Française la plus influente au monde" attribué par Vanity Fair en 2016) a effectué un retour en demi-teinte avec le disque Chris en 2018, qui a réalisé dix fois moins de ventes dans l'Hexagone que son premier opus.
À cette pression s'ajoute un autre paramètre, sans doute plus difficile à évoquer en interview: l'aspect marketing, qui prend une place nouvelle lorsque le succès est arrivé. "Un premier album, ce n'est que de l'intuition", explique à BFMTV.com Pierre Walfisz, directeur général du label indépendant Tôt ou Tard, maison de Vincent Delerm, Yaël Naïm ou Vianney:
"Quand on a signé Vianney, il n'avait pas de compte Instagram ni de compte Facebook, et il n'avait jamais fait de concert. Ça marche au coup de cœur, à notre conviction profonde qu'on tient quelque chose. Pour l'album qui suit le succès, en revanche, on a plein d'éléments: quel public vient aux concerts, comment il réagit, quelle promo a eu de l'effet... "
Guider face à des "problématiques nouvelles"
Autant d'informations qui permettent d'engager une réflexion sur "le maintien" du succès: "Le premier album se fait dans une insousciance totale. Si vous passez le cap du deuxième album, et c'est probablement la chose la plus difficile, vous entrez dans un début de carrière", poursuit Pierre Walfisz.
"Les artistes n’échappent pas aux questions suivantes: est-ce qu’il me faut des tubes, quoi diffuser en radio, sous quel format... C’est ce dialogue-là que nous engageons avec eux, mais à leur demande, parce qu'ils se retrouvent face à ces problématiques totalement nouvelles."
Il insiste sur la répartition des tâches: les décisions finales appartiennent au label côté marketing, mais elles restent du côté des artistes pour l'aspect créatif. Ce qui n'empêche pas des "dialogues intenses" de s'installer en cours de route, si par exemple "le label pense que l'artiste fait fausse route et qu'il va perdre une grande partie du succès précédemment acquis".
"Quand on commence à avoir peur de perdre, on s'autorise de moins en moins et on peut se retrouver bloqué", ajoute Éric Jean-Jean. Pour passer outre cette crainte de l'après-succès, Juliette Armanet a décidé de s'affranchir du "regard qu'elle pouvait avoir sur elle-même", comme elle nous l'avait expliqué, "sans se brimer dans ses envies, en étant la plus créative possible".
Alors, après un premier album très chanson française qui lui a valu de flatteuses comparaisons avec Véronique Sanson, elle vient d'opérer un surprenant retour aux accents disco, tout en restant fidèle aux textes romantiques de la première heure. Combinaison gagnante: malgré la très rude concurrence des mastodontes Adele et Orelsan, Brûler le feu s'est classé dixième des ventes d'albums sept jours après sa sortie, le 19 novembre.
S'attendre à moins de ventes
Une semaine plus tard, pourtant, l'album de la Lilloise a déjà perdu neuf places dans le classement. Une trajectoire classique, selon le spécialiste: "Quand on a un album colossal, il est presque inévitable que le suivant fasse un peu moins. On ne court pas le 100 mètres en moins de dix secondes à chaque course." Mais le succès d'un premier disque assure néanmoins la popularité du suivant, même relative: "Même si elle vendait deux fois moins, ce serait toujours deux fois plus que la plupart des artistes."
D'autant que Juliette Armanet peut compter sur la bienveillance des médias, qui multiplient les louanges dans leurs critiques de Brûler le feu. Un appui sur lequel Angèle, jadis coqueluche de la presse spécialisée, ne peut pas se reposer avec son Nonante-Cinq: "Angèle tourne en rond", regrette Télérama. "Les admirateurs n’auront aucune raison de ne pas continuer à aimer, les autres ne devraient pas se sentir plus concernés", balance Le Monde. Là encore, rien d'inhabituel pour Éric Jean-Jean: "Quand on est très attendu par les médias, ils sont plus durs si l’album est un peu en dessous. La suite d’un succès est bizarrement plus dure que la suite d’un échec." Et d'ajouter, en riant: "De toute façon, si le succès d'un disque dépendait des observateurs, beaucoup d'artistes n'existeraient pas."
Revenir avec la bonne chanson (mais pas trop)
Car outre l'intérêt du public, le carton d'un premier album offre l'assurance d'être diffusé en radio avec le second. Et ce, quelle que soit la qualité du single de retour. Ce dernier fait souvent l'objet d'une stratégie à part entière.
Angèle a choisi de retrouver les ondes avec Bruxelles je t'aime, ode à ses origines dévoilée fin octobre, que la critique a accueillie fraîchement: "Un hymne pas vraiment capital", titrait ainsi Le Figaro après la sortie du morceau. Un jeu de mot qui n'a pas empêché la chanson de résonner partout:
"Souvent, le single de retour n'est pas le plus fort", analyse Éric Jean-Jean. "C'est une chanson de reprise de contact. 'Bruxelles je t'aime' est mignon, anecdotique, et sans doute moins fort que d'autres pistes de 'Nonante-Cinq'. Car sortir le meilleur extrait en premier, c'est griller une cartouche. Si le deuxième single est énorme, il convaincra les gens qui n'ont pas encore acheté l'album."
L'angoisse de disparaître aussi vite qu'on est apparu, Eddy de Pretto l'a carrément couchée sur papier: "Et maintenant me revoilà, avec le deuxième dans les bras / Faites bien des écoutes d'avance / Le troisième j'y arriverai peut-être pas", chante-t-il dans Tout vivre, extrait de son disque À tous les bâtards sorti en mars dernier. Peut-être y parle-t-il aussi de la fatigue, commune à la majorité des artistes pris dans un tourbillon médiatique suivi de premières tournées éreintantes: "Il m'a fallu un temps pour remettre le cœur et les émotions en marche", nous avait-il confié à la publication du disque. "J'étais explosé de fatigue".
"Il y a beaucoup de cas d'artistes qui décident de s'isoler dans une ferme ou de partir dans un pays lointain entre deux albums", rapporte Pierre Walfisz de Tôt ou Tard. "Ce ne sont pas des caprices: ils cherchent à retrouver la bonne énergie, ou bien ils cherchent à travailler avec quelqu'un, un réal' qui va les secouer. Chacun a des solutions différentes."
La "petite mort" de l'innocence artistique
"En grande majorité, l’angoisse principale des artistes c’est que les réflexions stratégiques viennent perturber la création", conclut Pierre Walfisz:
"Le deuxième album arrive comme une maturité. C’est une nouvelle forme d’épanouissement, mais c’est aussi une petite mort. Particulièrement dans le cas d’un énorme succès. C’est forcément la perte d’une insouciance. Et tous cherchent à la retrouver, d'une manière ou d'une autre."
Peut-être que la recette du succès d'un deuxième album tient à l'équilibre suivant: trouver le juste milieu entre ce que l'on a envie de donner au public, tout en l'emmenant là où il a envie d'aller. À moins que la vraie confirmation, celle qui donne à une vedette le statut de figure de la chanson française, n'arrive encore plus tard: "Pour moi, l'album le plus important, c'est le troisième", estime Éric Jean-Jean. "Souvent, ont dit tout avec le premier, et on fait le deuxième avec la pression du succès. Celui qui vient ensuite, c'est celui où l'on commence vraiment à être soi-même." Et si pour Angèle, Eddy de Pretto, Juliette Armanet et Clara Luciani, tout restait encore à prouver?