Jacques Audiard de retour dans Les Frères Sisters: "Je pense avoir du mal avec le cinéma"

Joaquin Phoenix et John C. Reilly dans Les Frères Sisters - Copyright UGC Distribution
Jacques Audiard n’aime pas le western. Il en a pourtant réalisé un, intitulé Les Frères Sisters, avec la crème (masculine) d’Hollywood: Joaquin Phoenix, John C. Reilly, Jake Gyllenhaal et Riz Ahmed. Primée au festival de Venise, cette adaptation d’un roman de Patrick de Witt est née par hasard, d’une rencontre entre le réalisateur de Dheepan et d’Un Prophète et l’acteur John C. Reilly.
"Je n’aurais jamais eu l’idée de faire un western. Pour être tout à fait franc, c’est le livre qui m’a donné envie", explique Jacques Audiard, avant d’ajouter: "Le western cinématographique est une mythologie américaine. Seul l’Américain peut s’identifier." Dans le texte de Patrick de Witt, le cinéaste a trouvé l’élément dont il avait besoin pour se plonger dans cet univers loin de ses préoccupations: "des dialogues très sophistiqués [dans la bouche] de personnages qui puent la sueur, le cheval et le tabac."
"Des personnages de cons"
De cet étonnant contraste, qui permet à "des personnages très frustes [de] parler presque comme des petits marquis", il a tiré un conte dans la lignée de Jacques le Fataliste de Diderot et de La Nuit du chasseur. Et "accessoirement un western": "Le western est très soucieux du paysage. Pour moi, ça n’avait aucun intérêt: je tournais en Espagne et en Roumanie", dit-il dans un éclat de rire.
Les Frères Sisters se déroule en 1851 dans l’Oregon. Comme dans tout western, il s’agit d’une traque. Les frères Eli et Charlie Sisters (John C. Reilly et Joaquin Phoenix), deux tueurs à gages, doivent récupérer la formule du chimiste Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed) et tuer celui-ci avec l’aide du détective John Morris (Jake Gyllenhaal). Leur plan déraille lorsque celui-ci retourne sa veste…
Si Jacques Audiard estime que les cow-boys sont "des personnages de cons", il a voulu humaniser ces archétypes tombés en désuétude depuis les années 1950 et 1960 en les confrontant à la modernité symbolisée par le dentifrice et la chasse d’eau. Il n’hésite pas également à glisser dans leur bouche de la philosophie de saloon: "Ma vie est comme un barillet vide", lance ainsi le personnage incarné par Jake Gyllenhaal.
"Le western ce n'est pas un genre féminin"
Jacques Audiard, qui a filmé ses cow-boys comme s’ils étaient des enfants de douze ans, n’aime pas filmer la violence et a voulu, "pour interroger la vraisemblance", privilégier "une violence de carte postale". Le film commence ainsi dans l’obscurité la plus totale, avec, au loin, les flammes des revolvers. "Ce sont des mômes avec des pistolets trop brillants qui font de trop grosses flammes", sourit le cinéaste, qui précise: "Une violence trop réaliste n’aurait pas collé".
La violence occupe une place importante dans le cinéma de Jacques Audiard. "Ce monde est abominable", lance le chimiste Hermann Kermit Warm, qui désire fonder dans l’Ouest sauvage un phalanstère. "Cette phrase vient d’Apocalypse now, 'l’horreur, l’horreur'", commente Jacques Audiard. Comme dans Dheepan, ce dernier raconte l’histoire d’un homme qui tente d’en finir avec la violence: "C’est la composante du western."
Un monde violent, mais sans femmes aussi. "Le western, ce n’est pas un genre féminin", répond celui qui a dénoncé à Venise l'absence de femmes à la tête des festivals de films. Jacques Audiard, qui a notamment mis en scène de beaux personnages féminins dans Sur mes lèvres et De rouille et d’or, explique avoir eu envie d’interroger ce qu’est "un monde sans femmes". Il a contacté Frances McDormand et a envisagé de lui confier l’un des rares rôles féminins du film, celui d’une prostituée. L’actrice qui a remporté un Oscar en mars dernier a refusé: "Elle a tout à fait raison. Ce n’était pas assez."

Si les westerns trouvent peu grâce à ses yeux (hormis ceux d’Arthur Penn et L’Homme qui tua Liberty Valance, de John Ford), Jacques Audiard confie avoir été principalement motivé par son envie de travailler avec des acteurs américains, dont la "présence immédiate à l’écran" le fascine. "Ils considèrent que le cinéma est un métier en soi. Un véritable savoir. Ils sont propriétaires de leur rôle. Ils sont très curieux d’autres expériences. Ils sont très demandeurs d’autres façons de travailler. Ils sont très accueillants."
"Les Frères Sisters m’a laissé les poches vides"
Il ajoute: "Je suis attiré [depuis quelque temps] par le fait de travailler, dans une langue étrangère, sur un territoire étranger avec des gens que je ne comprends pas. Ça a à voir avec le jeu de l’acteur". Il complète, songeur: "Je me demande ce qu’il va se passer lorsque je vais retourner travailler avec des acteurs travaillant dans ma langue."
Jacques Audiard, après avoir enchaîné rapidement De Rouille et d’os, Dheepan et Les Frères Sisters, ne sait pourtant pas à quoi ressemblera la suite: "Les Frères Sisters m’a laissé les poches vides. Je n’ai aucune idée". D’autant que le cinéma l’intéresse moins:
"J’ai un problème aujourd’hui. Ça va passer. Comme une mauvaise grippe. Je pense avoir du mal avec le cinéma. Ce n’est pas le lieu où je vais voir les images qui me transportent. Depuis dix ans, tout ce qui se passe dans l’art contemporain, comme Pierre Huyghe, m’interloque beaucoup. Depuis Lynch, je n’ai pas vu de choses qui parlent du contemporain d’une manière aussi fine, immédiate et indicible."