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Bandes dessinées

"Les hommes doivent apprendre à ne plus frimer": les auteurs de BD délaissent peu à peu les héros ultra-virils

Détail de la couverture de la BD "Si t’es un homme", publié en 2024.

Détail de la couverture de la BD "Si t’es un homme", publié en 2024. - Glénat

Les très virils héros de la BD classique façon Thorgal ou Corto Maltese sont progressivement remplacés par de nouvelles figures masculines davantage inclusives et représentatives d'une nouvelle forme de virilité.

Muscles saillants, mâchoires carrées, regards déterminés... Comme chaque année, les BD d'aventure et leurs héros très virils, Thorgal, XIII ou encore Corto Maltese, sont en têtes de gondole dans les librairies. Mais depuis quelques années, alors que la BD de l'intime séduit un public de plus en plus large, des figures masculines d'un nouveau type s'imposent petit à petit dans l'imaginaire collectif.

Un G.I. gay refusant de combattre, un homme d'affaires doté d'un micro-pénis, un gigolo spécialiste des câlins, un journaliste enquêtant sur l'agression sexuelle dont il a été victime enfant, un poète à l'agonie à la recherche du sens à sa vie... Tous ces personnages croisés dans des BD récentes bousculent les habitudes en proposant une vision plus inclusive de la masculinité.

"Un nouveau territoire s'est ouvert. Le monde est davantage prêt à accueillir ce type de personnages qu'au moment où j'ai commencé ma carrière", se félicite sur BFMTV Nicolas Barral, bientôt 30 ans de carrière. Son dernier album, L'Intranquille monsieur Pessoa (Dargaud), met ainsi en scène le célèbre poète portugais. Celui-ci y apparaît fatigué et mélancolique, des caractères rarement attribués aux héros de BD.

Couvertures des BD "Pillow Man" et "L'intranquille monsieur Pessoa"
Couvertures des BD "Pillow Man" et "L'intranquille monsieur Pessoa" © Glénat - Dargaud

C'est ce défi qui anime aussi Paul Salomone et Zidrou dans La Crevette (Le Lombard). Une comédie romantique où le héros est un homme doté d'un micro-pénis. "Ce micro-pénis, c'est une métaphore de l'acceptation de soi et des choses qu'on n'arrive pas à accepter pour soi-même", détaille Paul Salomone. "C'est aussi une manière de dire: il n'y a pas que le pénis qui fait d'un homme, un homme."

Rejet du modèle dominant

De nombreux scénaristes et dessinateurs rejettent désormais le traditionnel héros de BD, toujours vif, élancé et musclé. "Plus jeune, j'aimais des héros comme Blueberry ou Corto Maltese, mais ce ne sont pas des personnages que j'aimerais représenter dans mon travail", confirme ainsi Gwendal Le Bec, dont la prochaine BD, Le Prolongement (Casterman), sort au printemps.

"Ça ne me viendrait pas naturellement de faire un personnage musclé", insiste encore le dessinateur, dont le héros est un homme âgé en pleine déliquescence dans une société obnubilée par la chirurgie esthétique et la perfection des corps. "Si je devais dessiner un personnage musclé, ce serait justement pour parler de virilité et de masculinité. Mais les sujets que j'ai envie de traiter sont plutôt à l'opposé."

"Je ne me suis jamais reconnu dans le modèle dominant (de virilité)", confie de son côté le dessinateur Benjamin Adam. Dans sa dernière BD Inlandsis Inlandsis (Dargaud), ses héros masculins, bien qu'enveloppés, ne répondent pas aux clichés graphiques des personnes en surpoids. "Ça m'a toujours semblé intéressant de voir comment réagissent des personnages plus réalistes, moins archétypaux."

Une case de la BD "Inlandsis Inlandsis" de Benjamin Adam
Une case de la BD "Inlandsis Inlandsis" de Benjamin Adam © Dargaud

"Ce n'est pas obligatoire dans l'art d'avoir des représentations réalistes parce que ça tuerait la liberté. Mais c'est un défi créatif intéressant de réfléchir aux choses sous cet angle", renchérit la scénariste Annaig Plassard. Dans sa BD Si t'es un homme! (Glénat), parue en septembre 2024, elle a ainsi convoqué une dizaine d'auteurs pour dénoncer les impasses du patriarcat et de la virilité.

Libérer la parole

Cette tendance n'est pas nouvelle. "Dans les années 1970, il y avait aussi des BD un peu dissonantes avec des héros différents, comme Ici-même de Forest et Tardi", commente Nicolas Barral. Jean Giraud a aussi fait vieillir son héros Blueberry, n'hésitant pas à lui ajouter des rides ou à le rendre impuissant dans les derniers tomes. "Même dans XIII ouThorgal, les héros se remettent en cause", rappelle Annaig Plassard.

Mais il a fallu un demi-siècle pour que cette révolution se démocratise. "Ça existait déjà dans le cinéma et la littérature mais la BD européenne, et surtout franco-belge, a évolué un peu moins vite sur ce thème que la BD américaine ou les mangas qui abordaient plus souvent que nous des thèmes plus difficiles", explique Zidrou. "La BD a aussi été longtemps considérée comme un art mineur en France, ça n'a pas aidé."

Cette évolution reflète également la manière dont certains hommes se déconstruisent depuis quelques années. "Les hommes doivent libérer leur parole. Ils doivent apprendre à oser dire les choses telles qu'elles sont et à ne pas frimer", tance Zidrou. En témoigne le succès récent de L'Arnaque des nouveaux pères (Glénat), une enquête sur la difficile remise en question des hommes dans le partage des tâches dans le couple.

Public féminin

Le public semble plus sensible à ces nouveaux héros déconstruits. Disponible depuis janvier, Géants aux pieds d'argile (Sarbacane), BD sur la toxicité paternelle, a aussi reçu le grand prix du Festival Québec BD. Sans oublier le succès en 2023 de Testosterror de Luz (Albin Michel), délirant récit post-apocalyptique où un virus fait chuter le taux de testostérone des hommes.

Un extrait de la BD "Testosterror" de Luz
Un extrait de la BD "Testosterror" de Luz © Albin Michel

Cette comédie, qui rappelle les reportages du dessinateur dans Charlie Hebdo, met en scène la résistance de mâles radicalisés, qui voient dans cette pandémie un complot, prélude à un projet de "grand remplacement" des hommes par les femmes. Dans ce chaos, Jean-Pat', concessionnaire automobile martyrisé par un père viriliste, et version 2023 du Beauf de Cabu, tente de devenir un homme nouveau.

Le développement d'un public féminin lecteur de BD a poussé les dessinateurs à faire plus attention, estime Nicolas Barral. "Les femmes prennent la parole davantage et réclament un autre type d'hommes (en fiction). Cette émergence du féminin en BD m'aide à envisager des histoires différentes et à mettre en scène des hommes moins archétypaux."

Et le dessinateur s'autorise à être plus sincère, concède-t-il: "Je mets en scène des personnages qui me ressemblent. Ça fait deux albums de suite que je mets en scène des personnages masculins qui doutent, qui ne fonctionnent pas à partir de formule toute faite, de vérité définitive. J'écris peu d'histoires et quand je le fais, j'essaye d'être le plus sincère possible. On n'est jamais aussi efficace que lorsqu'on l'est."

Nu frontal masculin

Une sincérité qui passe aussi par une nouvelle approche graphique: oser comme au cinéma le nu frontal masculin. "C'est un sujet qui fait partie de la vie. Et en BD, ça ne coûte rien de traiter ce sujet. On n'implique pas d'acteurs. C'est le bon médium pour montrer ça", justifie Gwendal Le Bec. Dans Le Prolongement, son héros apparaît le sexe en érection dans plusieurs scènes.

Deux cases de la BD "La Crevette" de Paul Salomone et Zidrou
Deux cases de la BD "La Crevette" de Paul Salomone et Zidrou © Le Lombard

Montrer un homme doté d'un micro-pénis dans La Crevette était en revanche plus "délicat" malgré les libertés apportées par le dessin, reconnaît Paul Salomone. "La page où le micro-pénis est montré a fait l'objet de discussions. On avait décidé d'ajouter un gros plan puis on l'a enlevé. Non pas parce qu'on voulait le cacher mais pour le bien de l'histoire. Il ne fallait pas s'attarder dessus pour mieux saisir la portée de la scène."

Ces images, encore rares dans des BD destinées à un large public, témoignent de la vitalité d'un médium à un tournant de son histoire, alors que ses modes de représentation sont davantage questionnés, comme l'a montré en 2024 la polémique autour de dessins racistes dans un album de Spirou. "La BD est devenue un super moyen de participer au débat public", se réjouit Annaig Plassard.

Si t'es un homme! participe ainsi à cette "réflexion commune" sur la virilité et suscite des discussions "dans les familles, entre parents et enfants, entre femmes et hommes". Idem pour La Crevette. "Certaines personnes - de tout âge - nous remercient de mettre des images et des mots sur des problèmes que chacun peut rencontrer", se réjouit Paul Salomone. "C'est génial comme ressenti. Notre pari est réussi."

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV