Accusations de racisme: pourquoi les aventures de Spirou sont si longtemps passées sous les radars

Détail de la couverture de "Tembo Tabou" de Roba, Franquin et Greg, la 24e aventure de Spirou et Fantasio - Dupuis
Agenouillé torse nu, Spirou nettoie frénétiquement le bras d'un jeune Pygmée avec du savon. "Je vais te montrer comment on s'en sert!", explique le groom. Au bout de quelques instants, le bras change de couleur. La peau, qui était noire, devient brune. "Fantasio! Viens vite voir!", s'exclame Spirou. "Regarde! Les noirs ne sont pas noirs. Ce sont des bruns... qui ne se sont jamais lavés! Tu comprends?"
Cette scène de Spirou chez les Pygmées de Franquin, parue en 1950, est devenue virale la semaine dernière sur X, à la faveur du récent retrait des librairies de Spirou et la Gorgone Bleue, où les personnages noirs ressemblent à des singes. Cette BD de Dany et Yann s'est vendue à 30.000 exemplaires depuis septembre 2023.
Pourquoi ces accusations n'émergent-elles que maintenant, alors que les représentations racistes émaillent plusieurs albums de Spirou, et que d'autres BD comme Tintin, sont depuis longtemps pointées du doigt?
"Tintin est peut-être la BD la plus populaire du XXème siècle. C'est une institution, un mythe qui a été analysé et scruté de toute part", décrypte Lloyd Chéry, scénariste et rédacteur en chef adjoint de Métal Hurlant. "Le personnage a même été adapté par Hollywood, preuve de sa célébrité. Il n'a pas du tout la même aura que Spirou."

"Si Spirou, le personnage, est connu, ses albums le sont beaucoup moins", précise encore l'historien Bertrand Pissavy-Yvernault, auteur de La Véritable histoire de Spirou. "Il y avait des albums de Tintin dans toutes les familles. Ce n'était pas le cas de Spirou. Les tirages étaient moindres." "Beaucoup de gens ne l’ont jamais lu", avance même le scénariste Fabien Vehlman, qui a écrit six tomes de Spirou.
Vision coloniale
Avec plus de 80 tomes disponibles et une centaine d'histoires, la licence Spirou est tentaculaire. Difficile d'avoir tout lu. Si certaines histoires de Franquin sont des références absolues (La Mauvaise tête, Le Nid du Marsupilami, Z comme Zorglub) et même étudiées au Collège de France (QRN sur Bretzelburg), beaucoup sont tombées dans l'oubli - et notamment les plus caricaturales, situées en Afrique (Tembo Tabou).
"On parle beaucoup de QRN sur Bretzelburg, car c'est l'album d'un auteur à son apogée", souligne Bertrand Pissavy-Yvernault. "Si Franquin est connu pour Spirou, son grand œuvre reste Gaston Lagaffe, qui est postérieur. On a donc plus écrit sur Gaston que sur Spirou." "La force de Franquin résidait dans la poésie, dans ses histoires (avec des animaux), pas tellement dans l’analyse politique", poursuit Fabien Vehlman.
Si la présence de représentations racistes dans certaines histoires de Spirou a été établie "par les chercheurs qui se sont intéressés à la question", la majorité des spécialistes du 9e Art ont également souvent eu "du mal à reconnaître le rôle joué par les auteurs qu'ils admirent dans la propagation de l'idéologie coloniale", reconnaît de son côté l'historien Gwendal Rannou dans le livre de référence Le Bouquin de la bande dessinée.

"Le plus dur, c’est de penser contre soi. La société n'a pas tellement envie d'aller explorer sa part d’ombre, de se confronter aux choses refoulées - y compris chez des gens qu'elle admire. C’est comme découvrir que papa et maman ont des défauts", analyse Fabien Vehlman.
Mission civilisatrice
Rien d'étonnant à ce que la BD ait du mal à se débarrasser de l'influence coloniale: le 9e art s'est développé au XIXème siècle en parallèle à la colonisation de l'Afrique, de l'Asie et l'Océanie par les États européens. Publiée à l'origine dans la presse, la BD a participé comme tous les arts de masse de l'époque (du cinéma aux jouets) à la propagande officielle de la culture coloniale en offrant un support pour justifier la "mission civilisatrice" de la colonisation.
"L'imaginaire de 'L'ami Y'a bon' de la publicité Banania n'était jamais bien loin", rappelle Lloyd Chéry. "Il a longtemps été courant de voir des noirs avec énormément de stéréotypes comme de grosses lèvres rouges et des corps hypertrophiés. Cette hypertrophie des corps africains a longtemps été la norme."
Dans son livre Bande dessinée franco-belge et imaginaire colonial, l'historien Philippe Delisle recense ainsi "une soixantaine de récits coloniaux" signés Hergé, Jijé ou Franquin entre les années 1930 et le début des années 1960. Une période où "malgré l'essor des nationalismes, la domination européenne demeure une réalité, notamment en Afrique".

Les premières histoires de Spirou signées Rob-Vel, le premier dessinateur de la série, témoignent de cette domination. Publiées entre 1941 et 1943, elles ont recours aux clichés racistes de l'époque. Les mêmes stéréotypes sont reproduits par Jijé dans Le Pilote rouge. Un récit d'une trentaine de pages publié en 1943 où le groom atterrit sur une île où vivent des anthropophages présentés comme des "sorciers".
"C'est un peu gênant"
Dans Spirou chez les Pygmées, Franquin glisse quant à lui des allusions discrètes à l'empire colonial belge. Les pygmées vivent sur l'île imaginaire de Lilipanga, située "à la hauteur de l'embouchure du fleuve Congo". "Un petit paradis" appartenant à un homme autoproclamé "empereur" de l'île et de ses habitants.
À la fin de sa vie, Franquin s'en était un peu désolidarisé. En 1985, il avait déclaré dans le livre Et Franquin créa la gaffe à propos des Pygmées noirs devenant bruns: "Ça, je l'avoue, c'est un peu gênant." Et d'ajouter: "Si je dis que j'ai eu l'enfance bercée d'exploits de missionnaires, c'est une excuse ou une ruse hypocrite? Franchement, je faisais ça comme ça venait, en improvisant, et sans trop me poser de questions."
Dans le même livre, Franquin se défendait de tout racisme. "J'espère que je suis naturellement non raciste. J'ai résisté, semble-t-il, à des influences très moches: mon père était 'Action Française', pro-Mussolini et antisémite. Heureusement, uniquement en paroles." "Je ne suis nullement raciste, mais ce n'est pas une raison pour ne jamais dessiner un Noir en caricature", soulignait-il.

Franquin affirmait par ailleurs qu'il dénonçait dans ses histoires la veulerie des colons et qu'il s'efforçait d'écrire des personnages noirs jamais ridicules et "très intelligents". Le Gorille a bonne mine (1959) dénonce ainsi le système colonial. Les antagonistes de cet album dont l'action se déroule au Congo, dans l'actuelle province du Kivu, sont des ingénieurs miniers et des médecins belges.
"Spirou, c'est de la caricature"
Après Franquin, l'utilisation de clichés racistes a perduré dans les aventures de Spirou et Fantasio. Dans les tomes signés Fournier, dans les années 1970, apparaît Itoh Kata. Avec ses yeux bridés en forme de trait d'union et ses dents en avant, le visage de ce loufoque magicien japonais correspond en tout point aux stéréotypes sur les asiatiques.
"Spirou, c'est de la caricature. C’est une tradition. Tous les personnages sont passés à la moulinette. Les personnages blancs ne sont pas jolis-jolis non plus", assure Bertrand Pissavy-Yvernault. "Les auteurs ont été désinvoltes sur l’effet que pouvaient avoir leurs images et leurs récits sur des personnes qui jusqu’à présent avaient été invisibilisées", juge de son côté Fabien Vehlman.

Yves Chaland, qui critiquait pourtant dans ses albums des années 1970 et 1980 le colonialisme sous-jacent de la BD franco-belge classique, a malgré tout mis en scène des personnages de noirs caricaturaux dans Cœurs d'acier, une histoire de Spirou laissée inachevée en 1982.
Tome et Janry, qui multipliaient les clichés sur les Chinois dans Spirou à New York en 1987, ont par ailleurs dénoncé en 1993 dans Le Rayon Noir le racisme - bien que les deux auteurs se soient présentés aux éditions Dupuis en "blackface" pour présenter leur projet. Plus récemment, Spirou chez les Soviets (2020) de Tarrin et Neidhardt contenait des caricatures racistes de personnes noires et asiatiques.
Icône queer
Mais au fil des années, la licence a évolué. "A posteriori, on se dit que c'est incroyable qu’on ait pu tolérer ça aussi longtemps", juge Fabien Vehlman. "C'est tout le problème d’un personnage qui vit des aventures sur une période aussi longue", acquiesce Bertrand Pissavy-Yvernault. "La culture, l’inconscient collectif et les mœurs évoluent. C'est impossible de rester en adéquation avec ce qui se passait il y a plus de 50 ans."
Dans La Femme Léopard (2014), Olivier Schwartz a dessiné des personnages noirs "plus réalistes et moins stéréotypés", salue Lloyd Chéry. Un album écrit par Yann, le scénariste de La Gorgone Bleu. Dans le dernier album en date, sorti mi-octobre, La Mémoire du futur, dessiné aussi par Olivier Schwartz (et écrit par Sophie Guerrive et Benjamin Abitan), une scène située au pavillon congolais de l’exposition universelle de 1958 dénonce l'imagerie colonialiste. Et montre la réaction outrée de Spirou face au racisme de l'époque.

"Récemment Spirou s'attaquait aussi avec brio au racisme avec L’Espoir Malgré Tout, une série remarquable d'Émile Bravo qui traitait de la Shoah avec intelligence", ajoute Lloyd Chéry. Lors du lancement de L'Espoir Malgré Tout, en 2018, Spirou a par ailleurs reçu le titre de Défenseur des droits de l’Homme conféré par le Haut-Commissariat des Nations Unies. En 2020, une exposition au Mémorial de la Shoah a salué non seulement la saga humaniste d'Emile Bravo, mais aussi les actions de Dupuis contre l'occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale.
Et sur les réseaux sociaux, des artistes de la nouvelle génération - qui exercent dans le milieu de la BD comme dans celui de l'animation - se sont emparés de Spirou et Fantasio pour en faire des figures queer en les réinterprétant dans des fanarts particulièrement inventifs ou des mangas non officiels destinés à un public adulte. De quoi espérer, dans les prochaines années, des albums toujours plus inclusifs de Spirou.