Engagée, moderne, foisonnante... Comment la BD renouvelle la science-fiction

Détail de l'affiche de l'exposition "Plus loin" consacrée à la science-fiction à la Cité de la BD à Angoulême, en janvier 2025. - Cité de la BD
Adieu Moebius, Enki Bilal et Druillet. Place à Mathieu Bablet, Léa Murawiec et Ugo Bienvenu. Une nouvelle génération d'auteurs et d'autrices de BD de Science-fiction est en train de détrôner les grands maîtres du genre. C'est le pari sur l'avenir fait par l'exposition Plus loin, organisée à la Cité de la BD d'Angoulême du 30 janvier au 16 novembre 2025.
Tout en célébrant un demi-siècle de créations françaises, dont certaines ont eu une influence décisive sur le cinéma et l'art contemporain, cette rétrospective met un coup de projecteur sur une nouvelle génération d'artistes qui renouvellent les codes du genre. La plus jeune artiste exposée, Rachel Marazano, n'a que 21 ans.
"C'est bien de ne pas exposer toujours les mêmes auteurs et de montrer cette effervescence malgré les difficultés que rencontre le milieu", salue auprès de BFMTV.com la dessinatrice Lucie Castel, elle aussi représentante de cette nouvelle génération, qui vient de publier sa première BD de SF, Avaler la lune.
Réaffirmation
Lloyd Chéry, commissaire de l'exposition, situe ce renouveau en 2016, "après le triomphe de Shangri-La" de Mathieu Bablet. Une fresque foisonnante convoquant des thématiques comme le racisme, le spécisme et la mondialisation pour raconter en 200 pages l'histoire d’une galaxie, de sa création à sa destruction.

"Le genre connaît depuis, sans discontinuer, le succès", développe-t-il. "La preuve en 2024 avec La Route, 1985, L’Héritage Fossile, L'Idéal." Lui-même a écoulé près de 10.000 exemplaires de sa BD Vertigeo, huis clos situé une Tour de Babel futuriste. Et Shin Zero, relecture des superhéros japonais signée Mathieu Bablet et Guillaume Singelin, s'est déjà vendu à près de 5.000 exemplaires depuis sa sortie la semaine dernière.
Lloyd Chéry voit dans ce renouveau une conséquence de "la profusion de jeux vidéo, films et séries TV" de SF, mais aussi de "l'avènement du format roman graphique". "Depuis plusieurs années, les créateurs assument beaucoup plus volontiers la littérature de genre", confirme Lucie Castel. "En tant qu'autrice, je ne me refuse plus aucun genre."
"Ce n'est pas un renouvellement mais une réaffirmation de la SF", modère Vincent Petit, éditeur chez Casterman de Vertigeo. "Frédérik Peeters avait déjà marqué les esprits dans les années 2000 avec Lupus et Ââma. Mais c'est vrai que le marché a beaucoup évolué depuis: on ne crée plus uniquement pour les fans de BD mais pour un marché plus large."
"Une vraie drôle d’impression"
Certains artistes que rien ne destinait à la SF se sont ainsi imposés au cours des dernières années comme des incontournables du genre. C'est le cas du dessinateur et scénariste Benjamin Adam, qui vient de publier Inlandsis Inlandsis, récit d'anticipation sur la France de 2046, entre dérive autoritaire, dérèglement climatique et perte de repère.

"Si on m’avait dit aux Arts décos en 2007 que je ferai partie d’une exposition sur le renouveau de la SF 18 ans plus tard, j'aurais sans doute un peu ricané", s'amuse ce dernier. Il mérite pourtant totalement sa place. Soon, le récit d'anticipation qu'il a imaginé avec le scénariste Thomas Cadène, a anticipé avec quelques mois d'avance la pandémie de Covid-19.
Soon imagine l'effondrement au milieu du XXIe siècle des principales puissances mondiales sous les effets conjugués du réchauffement climatique, d’une pandémie et de divers conflits. "C'était une vulnérabilité qui existait déjà", précise le dessinateur. "Il se trouve que ça s’est produit trois mois après la sortie du livre. Ça nous a fait une vraie drôle d’impression."
"Une science-fiction de gauche"
Benjamin Adam et Thomas Cadène s'inscrivent ainsi dans la lignée d'un Enki Bilal, qui avait prédit dans ses BD la chute du bloc soviétique ou les attentats du World Trade Center, ou d'un Pierre Christin, qui a su anticiper avec Jean-Claude Mézières dans Valérian et Laureline, les bouleversements écologiques de notre époque.
La manière de raconter a cependant évolué. Fini le space opera façon Barbarella ou Star Wars. "Après les années 1980 et 1990, on a eu beaucoup de BD de SF où le dessin était extrêmement poussé avec des univers très travaillés mais des scénarios manichéens et des thématiques politiques peu prégnantes pour faire juste du divertissement", déplore Vincent Petit.

"Les nouveaux albums de SF sont désormais plus engagés politiquement et dénoncent le futur théorisé par le cyberpunk des années 80", complète Lloyd Chéry. "C’est une science-fiction de gauche assez influencée par le travail d’Alain Damasio (l'auteur de La Horde du Contrevent, ndlr). Elle est aussi plus contemplative, un peu comme le cinéma de Denis Villeneuve."
Approche plus moderne
Ces nouveaux récits de SF sont plus que jamais en phase avec les évolutions de la société. "Dans Stigma, Quentin Rigaud intègre par exemple la question du handicap et du genre sans que ça soit le sujet principal de son récit. C'est une approche très moderne", insiste Vincent Petit. "La BD est plus mature qu’il y a dix ans. Elle ne vise plus seulement les enfants."
"Il y a aussi quelque chose dans cette période sinistre qui pousse, quand on a la chance de pouvoir écrire des histoires, à essayer de comprendre ce qu'on vit", renchérit Benjamin Adam, qui embrasse la tendance du "solarpunk", de la SF optimiste. Genre qu'explorera aussi Mathieu Bablet dans Silent Jenny, sa prochaine BD prévue pour septembre.
Ce renouveau passe aussi par l'avènement d'une nouvelle génération d'autrices dont les figures de proue sont Léa Murawiec (Le Grand vide) et Lisa Blumen (Astra nova). "Je crois qu'avant les années 2010, moins de 10 autrices ont dû faire de la BD de science-fiction. Le paradigme a changé", se félicite Lloyd Chéry.

"L'explosion de la création par les autrices enrichit thématiquement, graphiquement le genre de la SF", se réjouit de son côté Vincent Petit, qui vient d'éditer Avaler la lune de Julie Castel. "C'est une vraie chance. Je suis très impatient de voir quels récits vont être imaginés dans les prochaines années."
Précarité
Mais ce renouveau pourrait être freiné par la précarité du milieu. "Malheureusement, on voit que des jeunes auteurs subissent de plein fouet la précarité et ont beaucoup moins de temps pour produire leurs albums", analyse Lloyd Chéry. "Cette génération est bien plus créative mais paradoxalement elle est aussi plus faible graphiquement."
"Très peu dessinent encore avec des techniques traditionnelles ou savent encore faire de la couleur directe. Le manque de temps mais aussi d’argent se ressent", estime-t-il encore.
Le lecteur moyen de SF - doté d'un pouvoir d'achat important - serait par ailleurs moins sensible au style plus lâché de cette nouvelle génération, qui propose une hybridation entre comics, manga et bande dessinée franco-belge. "La tradition plus réaliste, plus académique fait encore recette", précise Vincent Petit.

"Le carton de Vertigeo est une des preuves que le public répond davantage présent pour des dessins classiques très poussés, très détaillés. Des auteurs qui aimeraient faire de la SF et ont un dessin hyper lâché, plus vif, se heurtent à un plafond de verre par rapport au public", estime l'éditeur.
"Le public intéressé par ce dessin très lâché n'est pas le public qui achète majoritairement de la BD de la SF. Pour moi, c’est un souci", poursuit Vincent Petit. "Comment les accompagner en espérant que le public évolue et que plus de gens qui aiment ce style de dessin achètent de la BD de genre, c'est le pari qu'on fait." Et que fait l’exposition Plus loin.