Guerre en Ukraine: pourquoi il est difficile d'avoir un décompte fiable du nombre de morts

Un homme armé dans un bâtiment de Kharkiv détruit par les bombardements, le 1er mars 2022 - SERGEY BOBOK / AFP
"Près de 9000 Russes ont été tués en une semaine", a annoncé le président ukrainien Volodymyr Zelenski mercredi, alors que quelques heures auparavant, la Russie annonçait que 498 de ses soldats avaient été tués en Ukraine, et 1597 autres blessés. Le grand écart entre ces données est représentatif de la guerre de communication que se livrent les deux pays depuis le début du conflit armé, qui passe ici par les chiffres des victimes.
Côté occidental, les Nations Unies ont commencé un décompte avec les informations à leur disposition, mais les données restent parcellaires pour le moment. Loin d'un bilan exact, le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken a ainsi déploré ce mercredi "des centaines sinon des milliers de civils tués et blessés" en Ukraine.
"On n'a jamais les mêmes chiffres"
Pour Marie-Françoise Saudraix-Vajda, maîtresse de conférence à la Sorbonne Université en histoire moderne et spécialiste d'histoire militaire, "ce qui serait inhabituel, c'est que les deux partis donnent les mêmes chiffres", car dans l'histoire des conflits, "on n'a jamais les mêmes chiffres, là le ratio est hallucinant de différence, mais ce n'est pas exceptionnel", déclare-t-elle auprès de BFMTV.com, "c'est symptomatique du chaos de la guerre".
Que ce soit pour minorer les pertes et gonfler les dégâts infligés à l'adversaire - ou bien l'inverse - en temps de guerre, le nombre de morts est en effet une arme politique. La Russie a ainsi mis plusieurs jours à déclarer des morts parmi ses troupes, et l'Ukraine communique régulièrement sur les tués et les blessés parmi les civils, mais il est difficile de vérifier les chiffres des deux côtés.
"Ce qui entrave vraiment la capacité [des envoyés des Nations Unies sur place] à corroborer les informations, c’est la guerre d’informations qui s’est installée", déclarait le 25 février Ravina Shamdasani, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme. "Nous recevons de nombreux rapports qui sont, à y regarder de plus près, complètement faux, donc ils restent extrêmement prudents".
Devant un manque de données côté russe, l'Ukraine a mis en ligne la semaine dernière un site identifiant les soldats russes tués ou capturés, à destination de la population russe. Le gouvernement ukrainien présente le projet - appelé 200rf - comme une aide à destination des familles des soldats russes demandant des nouvelles.
Mais c'est également une arme de communication car "montrer les corps et les prisonniers aux parents est un moyen de pression psychologique sur la population russe", écrit sur Twitter la chercheuse Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques. Toutefois, "cela permet aussi d'identifier des morts et de retrouver les vivants. Car ce n'est pas l'État russe qui s'en chargera", ajoute-t-elle. D'après la chercheuse, le décompte final des soldats russes tués "sera invérifiable".
La difficulté de réunir des données sous les bombardements
Outre des chiffres potentiellement manipulés, il reste difficile en temps de guerre d'évaluer réellement le nombre de victimes, car certains lieux sont par exemple difficilement accessibles aux observateurs. Des membres d'ONG ont ainsi dû fuir le pays ou certains territoires ukrainiens pour se protéger du danger. Une membre ukrainienne de la mission locale de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) a par exemple été tuée mardi sous les bombardements de Kharkiv.
Côté pertes militaires, "il peut y avoir de la rétention politique, mais pour les civils c'est encore plus compliqué de faire un décompte", explique Marie-Françoise Saudraix-Vajda, "il faut aller les compter sur place".
"Il nous est très difficile d'être sûrs et certains à 100% des victimes civiles, même dans les opérations que nous menons", déclarait également au Washington Post un haut responsable de la défense américaine. "Et il nous est presque impossible d'avoir cette certitude dans une opération à laquelle nous ne participons pas", comme c'est le cas en Ukraine.
Plutôt que d'établir un bilan global des victimes, les organisations sur place témoignent des bombardements et morts au niveau local, de cas individuels dont elles sont sûres. Amnesty International écrivait par exemple le 27 février pouvoir "confirmer qu'une école maternelle à Okhtyrka a été frappée par des armes à sous-munitions (largement interdites) tuant 3 civils, dont 1 enfant et blessant 1 autre enfant".
"On n'aura sûrement jamais les chiffres exacts"
Le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a, ces derniers jours, publié ses propres chiffres concernant le nombre de morts et de blessés sur place. Selon leur dernier bilan mercredi 2 mars, du 24 février au 1er mars, 227 civils ont été tués et 525 blessés en Ukraine. Les autorités ukrainiennes rapportaient de leur côté dimanche que 352 personnes avaient été tuées, dont 14 enfants, et 1684 blessées.
Si l'ONU note que l'Ukraine ne lui a pas fourni "de données désagrégées concernant les victimes civiles et militaires", il est également souligné dans son communiqué que ses propres données sont soumises à interrogations et que "le bilan réel est beaucoup plus élevé".
"Dans certains cas, la corroboration peut prendre du temps", est-il expliqué. "Cela peut signifier que les conclusions sur les victimes civiles peuvent être révisées à mesure que davantage d'informations deviennent disponibles, et que les chiffres peuvent changer à mesure que de nouvelles informations apparaissent au fil du temps."
Pour Marie-Françoise Saudraix-Vajda, si les données pourraient se préciser dans le temps, entre la rétention d'informations et une administration qui peut être défaillante en temps de guerre, "il faut se résoudre au fait qu'on n'aura sûrement jamais les chiffres exacts" des victimes de ce conflit.
