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"Nous avons des appels dès l'école primaire": l'alarmante dégradation de la santé mentale des jeunes

Des élèves de primaire à Paris le 1er septembre 2025.

Des élèves de primaire à Paris le 1er septembre 2025. - Bertrand GUAY © 2019 AFP

Les signaux d'alerte s'enchaînent face à la dégradation de la santé mentale des adolescents, voir parfois plus jeunes encore. Un tableau sombre aux multiples origines, comme l'explique à BFMTV Samuel Comblez, directeur adjoint de l'Association e-Enfance et du numéro d'urgence 3018.

C'est une série noire. Samedi 11 octobre, une enfant de 9 ans a mis fin à ses jours en Moselle, à la suite d'une possible affaire de harcèlement. Le même jour, c'est un jeune adolescent, âgé de 12 ans, qui s'est suicidé. L'illustration d'un mal-être qui semble se diffuser chez les jeunes, au risque même que cette dégradation de la santé mentale touche des Français de plus en plus tôt.

À quel point cette situation est-elle aggravée, et comment l'expliquer? BFMTV s'est entretenu avec Samuel Comblez, psychologue, directeur adjoint de l'Association e-Enfance et du 3018*, le numéro dédié à la lutte contre les violences numériques.

Ces récents événements sont-ils le signe d'une crise de la santé mentale qui s'aggrave chez les jeunes?

"Nous avons aujourd'hui un problème qui ne date pas d'hier, et qui était présent avant l'arrivée du Covid-19. En tant que professionnel de la protection de l'enfance et ayant travaillé dans des services de pédo-psychiatrie, le constat qu'ont fait les professionnels est dressé depuis longtemps. Mais la crise a révélé à la population entière l'état de la situation.

La crise du Covid-19 a été particulièrement violente pour les enfants qu'il a fallu accompagner. Mais la population s'est rendue compte à ce moment-là qu'il n'existe pas assez de structures pour accompagner ces besoins. Le secteur de la santé mentale lui-même aurait besoin de soins. La psychiatrie est un parent pauvre en France, et la pédopsychiatrie en est-elle même le parent pauvre, donc encore un niveau en-dessous".

Comment se manifestent ces difficultés?

"On ne parle pas d'une simple hausse du mal-être, je dirais qu'il y a une forme de mutation du rapport des jeunes à leur monde intérieur, ils ne souffrent pas uniquement de symptômes dépressifs ou anxieux. Ce que je vois chez les patients que j'accompagne, c'est qu'il y a des hyperstimulations émotionnelles, avec en même temps un vide de sens. Ils souffrent d'un isolement qui est assez paradoxal parce qu'ils sont hyper connectés, qu'ils ont des milliers d'amis sur les réseaux sociaux. Et, en même temps, ils sont complètement déconnectés d'eux-mêmes.

Ils ne sont pas soutenus, ils n'ont pas la protection du groupe de pairs qu'on a pu vivre avant d'avoir les réseaux sociaux. Ce que je vois aussi, c'est des jeunes qui n'ont pas de projet. Et je pense que ça, ça joue considérablement sur la santé mentale. Ils n'arrivent pas à se projeter dans un avenir, dans un projet ou dans un monde qui les satisferait.

Je suis aussi assez sidéré de voir que les jeunes aujourd'hui ne considèrent plus les adultes et le cadre scolaire comme étant capables de les aider, c'est-à-dire que les deux instances qui sont les plus proches d'eux, dans lesquelles ils passent le plus de temps, ne sont pas évaluées par la plupart des jeunes comme étant des lieux de protection. Et pourtant, quand on est un enfant et un adolescent, on a besoin d'avoir un sentiment de sécurité, on a besoin de se sentir protégé.

Certains jeunes commencent, à la place, à déléguer ces besoins auprès d'intelligence artificielles, mais ces outils ne peuvent pas être des thérapeutes".

Les récents événements nous ont aussi montré un rajeunissement des victimes de cette dégradation, est-ce quelque chose que vous constatez en opérant le "3018"?

"Nous observons un rajeunissement qui a commencé depuis un peu de temps déjà. Les personnes qui nous contactent le font aujourd'hui dès l'école primaire, elles prennent leurs téléphones et nous contactent parce qu'elles sont victimes de violences numérique ou de harcèlement. Il y a encore quelques années, nous n'avions aucun appel d'un enfant de primaire, c'est donc une forme de nouveauté.

C'est une preuve que le mal-être arrive de plus en plus jeune, peut-être que le suicide de Sarah le week-end dernier en est une autre preuve? C'est une population assez solitaire, qui gère en totale autonomie sa présence numérique. C'est cette solitude qui est assez inquiétante, surtout lorsqu'on sait que 27% des enfants de primaire ont été harcelés, 20% d'entre eux l'ont été dans la sphère numérique.

Cela représente quand même beaucoup, beaucoup d'enfants, jeunes, qui n'ont -en plus- pas du tout été préparés à ces usages du numérique et qui n'ont pas été suffisamment préparés à faire face aux difficultés que les relations sociales peuvent parfois apporter.

Je pense que ça doit nous questionner en tant qu'adultes, parce que ça suppose peut-être un relâchement dans la préparation que nous proposons aux enfants quand ils vont connaître leurs premiers groupes sociaux, quand ils vont faire leur premier pas sur Internet. Les enfants ne sont pas des adolescents et encore moins des adultes. Peut-être qu'il y a un message qui nous est adressé et qui mériterait quand même qu'on l'entende, parce que je pense que les conséquences pourraient être assez dramatiques".

Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans cette dégradation? Un effet de l'isolement provoqué par le Covid-19?

"Les réseaux sociaux n'ont pas aidé. Nous avons des jeunes qui sont dans des compétitions permanentes pour pouvoir exister sur les réseaux sociaux, qui sont en permanence obligés de s'exposer, obligés de défendre leur réputation. Et je pense que ça, ça contribue aussi à une forme de mal-être, parce qu'en fait, il n'y a jamais de répit, ça ne s'arrête jamais.

J'ai un peu l'impression que les réseaux sociaux sont comme des jeux vidéo mais dans lesquels il n'y a pas de bouton marche-arrêt. Cette exposition, je pense qu'elle est extrêmement coûteuse en ressources psychiques, en conséquences émotionnelles, quand ça ne se passe pas très bien.

En ce qui concerne la pandémie, j'entends que ça peut être assez déstabilisant pour des jeunes qui ont justement besoin d'avoir le lien à l'autre. Mais ça n'a quand même pas duré des années. Je pense que c'est des moments qui sont maintenant éloignés de nos vies actuelles, mais pour autant, c'est vrai qu'on entend souvent dire que le Covid a été très marquant.

Il y a eu beaucoup d'incertitudes, beaucoup d'inquiétudes et de doutes qui n'ont en plus pas pu être pris en charge par les adultes parce qu'eux-mêmes complètement englués dans leurs propres inquiétudes.

Cela a pu mener à l'apparition d'une "génération" - même si je n'aime pas utiliser ce terme - de jeunes beaucoup plus anxieux que les générations précédentes. Mais lorsqu'on est jeune, on a l'avantage d'avoir une capacité de rebond, on a une possibilité de se reprendre. Ces difficultés, au bout de cinq ans, devraient pouvoir s'estomper.

Il faut aussi prendre en compte d'autres enjeux qui font qu'aujourd'hui les jeunes sont incertains pour l'avenir. Peut-être que la lecture qu'ils font de ce monde, dans lequel on voit des guerres partout, ou l'ont dit que la planète va dans le mauvais sens... Peut-être que cela joue. Et ça, alors que les sociologues estiment que la société n'est pas plus violente... Mais il existe un sentiment d'insécurité, ce qui fait qu'ils vivent un mauvais rapport avec un monde qui ne les protège pas, ce qui n'est certainement pas favorable à leur construction".

La semaine dernière, des chiffres de Santé publique France nous ont appris que chez les adolescentes âgées de 11 à 17 ans, il y a eu l'an passé +21% d'hospitalisation pour tentative de suicide ou auto-mutilation. La dégradation de la santé mentale touche-t-elle plus les jeunes femmes?

"Oui, les adolescentes vont plus mal que les adolescents. Elles sont plus impactées par l'absence de projet, cette incapacité à se projeter dans l'avenir leur est beaucoup plus difficile à gérer que chez les garçons. Pour quelles raisons? Je ne saurais pas vraiment le dire, c'est un constat que j'ai pu faire chez les patientes que je gère.

On constate par exemple que les réseaux sont des lieux où les filles sont beaucoup plus malmenées que les garçons, en partie parce qu'elles s'exposent davantage. Elles éditent plus de contenus que les garçons, et donc, statistiquement, elles sont plus à risque de recevoir des conséquences négatives de cette exposition.

Sans oublier que la position des femmes dans la société française est particulièrement malmenée: sexisme, discours masculiniste..."

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Que peut-on faire face aux situations de détresse des plus jeunes? Certains politiques avancent des couvre-feu numériques, des interdictions d'accès aux réseaux sociaux jusqu'à un certain âge...

"Notre position est qu'il est nécessaire d'agir en prévention. Il y a beaucoup de travail à faire avant même que le problème n'existe. Il faut accentuer la prévention auprès des jeunes bien sûr, mais aussi des parents et des professionnels.

En ce qui concerne des propositions comme le couvre-feu numérique, nous sommes un peu dubitatifs. Par exemple, sur l'interdictions des écrans avant 3 ans, le problème est qu'on ne peut pas être derrière chaque famille française pour vérifier.

De la même façon, pour l'interdiction des réseaux sociaux avant 15 ans, alors qu'on sait que 95% des jeunes y sont inscrits dès 13 ans, cela me paraît un peu compliqué. Les intentions sont louables, mais je m'interroge sur ce qui me semble être des effets d'annonce plus que quelque chose de concret".

Vous parlez de "concret", est-ce quelque chose qui vient à manquer, des actes?

"Je suis assez stupéfait, inquiet et désolé de me dire que la santé mentale a été érigée comme grande cause de l'année 2025, alors que si peu de choses se sont passées et que nous sommes bientôt à la fin de l'année. On peut tourner le problème dans tous les sens, mais il y a une chose indispensable, c'est pour prendre en charge la santé mentale des enfants, il faut du personnel, des personnes qualifiées.

Je sais que tout le monde crie pour avoir plus de moyens quel que soit le domaine dans lequel il travaille, mais nous avons besoin d'un véritable rattrapage pour la pédopsychiatrie en France. Il faut un plan ambitieux, proposer une prise en charge qui soit à la hauteur, pas juste rajouter des MDA (maisons des adolescents, NDLR) à droite à gauche. Dans certaines régions, certains départements, il n'y a qu'un psychiatre, avec des parents obligés de faire des centaines de kilomètres.

On a l'impression d'être dans un pays en voie de développement qui essaie, avec ses petits moyens, d'avancer. La santé mentale ne devrait pas être léguée à ce niveau-là. Je pense qu'il y a une vraie mobilisation à avoir ,et on ne se rend pas compte des conséquences que tout ça va avoir à l'avenir. Ces enfants pas soignés vont devenir des adultes qui n'iront pas très bien".

*3018: le numéro de téléphone pour les victimes du harcèlement
Tout élève victime de harcèlement scolaire peut contacter gratuitement le numéro national d'écoute au 3018. L'élève ou ses proches peuvent également contacter le numéro en cas de cyberharcèlement. Ce numéro est joignable 7 jours sur 7, de 9 heures à 23 heures.

Tom Kerkour