"Précaution", "message anxiogène"... Les scientifiques divisés sur les risques de l'aspartame, jugé "peut-être" cancérogène

Des bouteilles de produits du groupe Coca-Cola sur les étagères d'un magasin le 14 juillet 2023 à New York. - SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
Le sujet divise et les consommateurs s'en retrouvent un peu perdus. Ce mardi 4 février, dans une pétition commune, l'ONG Foodwatch, l'association française la Ligue contre le cancer et l'application française de nutrition Yuka appellent les instances de l'Union européenne à bannir l'aspartame.
Présent, selon Foodwatch, dans plus de 6.000 produits et notamment ceux dits allégés comme certains sodas sans sucres, yaourts 0% ou encore chewing-gums, cet édulcorant est autorisé depuis 1988 en France et suscite des débats quant aux risques qu'il comporte sur la santé.
Ces dernières années, des avis et des études scientifiques ont communiqué des conclusions divergentes, certains relativisant sa dangerosité, d'autres la mettant en exergue. "Puisqu'il n'est pas prouvé aujourd'hui que l'aspartame est sûr pour la santé, il ne devrait plus être autorisé sur le marché européen", indiquent les organismes ce mardi.
Selon Philippe Bergerot, président de la Ligue contre le cancer, cité dans le communiqué commun, il n'y a "aucune raison de permettre que les gens soient exposés à un risque de cancer tout à fait évitable".
Des travaux complémentaires toujours nécessaires
Dans des avis publiés en 2013 puis actualisés en 2023, l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) avait relativisé la dangerosité du produit, concluant même sur son innocuité. Selon Foodwatch, Yuka et la Ligue nationale contre le cancer, ces rapports ont "fait l'objet de plusieurs critiques portant sur ses conflits d'intérêt" et leurs conclusions sont donc a minima questionnables.
Son équivalence française, l'Anses, indique plus prudemment qu'aucune étude ne démontre de risques accrus de cancer mais souligne "la nécessité de mener de nouveaux travaux". "L'Anses estime qu'il n'existe pas d'élément probant permettant d'encourager, dans le cadre d'une politique de santé publique, la substitution des sucres par des édulcorants intenses", écrit également l'agence.
En 2022, une étude française de chercheuses de l'Inserm publiée dans la revue Plos Medecine réalimente le débat en observant "des liens avec le risque de cancers ainsi que de maladies cardiovasculaires et de diabète de type 2", explique à BFMTV.com Mathilde Touvier, auteure principale de l'étude et directrice de recherche à l'Inserm. Elle concède qu'on peut "encore consolider" les conclusions et "qu'aucune méthodologie n'est parfaite".
L'OMS le juge "peut-être" cancérogène
En 2023, après une longue évaluation, le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC) de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a placé l'aspartame dans le groupe "2B" de sa classification, c'est-à-dire que l'édulcorant est "peut-être" cancérogène.
"Ça ne veut pas dire que c'est avéré ou même probable: ça veut dire qu'on ne peut pas l'exclure dans l'état actuel des connaissances", explique à BFMTV.com Boris Hansel, Diabétologue et professeur de nutrition à l'AP-HP, auteur du livre Manger l'esprit léger. Il précise que le café avait également été un temps classé "2B".
Pour Mathilde Touvier toutefois, cette classification est "une avancée" faite avec une "accumulation de preuves scientifiques" et ne témoigne pas d'une absence de preuves.
Le CIRC n'a cependant pas jugé utile de modifier la dose journalière admissible, établie en 1981, 40mg par kilogramme de poids corporel, pour une consommation "sans risque". Cela correspond à 9 à 14 canettes de boisson gazeuse "light" pour un adulte pesant 70kg, sans autre apport en aspartame provenant d'autres sources alimentaires.
"Dans les études réalisées, pourtant, il y a une augmentation du risque observée à des niveaux de consommation d'une canette et demie par jour", affirme Mathilde Touvier.
Le CIRC a appelé à "clarifier davantage la situation", constatant un défaut d'informations consolidées sur la question. Toutefois, il ne conseille pas aux entreprises de retirer leurs produits ou aux personnes d'arrêter complètement leur consommation.
"Principe de précaution"
Le consommateur n'est donc pas vraiment avancé. Selon Vanessa Bedjaï-Haddad, diététicienne-nutritionniste, éviter l'aspartame est une "mesure de précaution. "On a tendance à conseiller d'éviter tous ces aliments transformés qui contiennent des additifs dont l'aspartame", explique-t-elle.
Toutefois, Boris Hansel estime que "le niveau de preuve du risque de cancer est encore faible pour en faire l’ennemi numéro 1. Il y a bien d’autres combats à mener au sujet de l’alimentation industrielle".
Il rappelle toutefois que l'aspartame, comme les autres édulcorants, n'ont aucun effet prouvé sur la perte de poids ou la prévention du diabète. L'aspartame est généralement utilisé à cet effet en remplacement du sucre car s'il est aussi calorique, son pouvoir sucrant est 200 fois plus élevé et donc que la dose nécessaire est bien moins importante.
Pour Mathilde Touvier, cette absence d'efficacité et de bénéfices apportés par la consommation d'aspartame souligne qu'il ne faut pas prendre de risque et l'éviter. "C'est le principe de précaution", abonde-t-elle également.
Une "charge mentale nutritionnelle"
Pour Boris Hansel, le risque est d'opposer aspartame et sucre naturel en laissant croire que le second est meilleur. "Tout dépend par quoi on remplace une boisson édulcorée, si c'est de l'eau c'est bien, si c'est un jus de fruit ou un soda sucré, c'est non", déclare-t-il. Selon lui donc, il faut, à choisir, préférer le produit édulcoré au sucre.
"On a davantage d'éléments sur le sucre, on sait qu'il faut drastiquement baisser la consommation, notamment chez les jeunes", ajoute-t-il, précisant qu'il ne faut pas non plus encourager la consommation de boissons édulcorées. "Il faut diminuer le sucre et les produits ultra-transformés", résume-t-il.
Une conclusion partagée par Mathilde Touvier, qui rappelle les effets délétères "avec un niveau de preuves élevés" d'une consommation excessive de sucre: prise de poids, troubles cardiométaboliques, caries dentaires, etc.
Boris Hansel déplore la "charge mentale nutritionnelle" imposée aux Français en lançant de telles alertes autour de l'aspartame.
"C'est anxiogène et ça a des conséquences sur le comportement des gens qui risquent de se tourner à nouveau vers les boissons sucrées", dit-il.
Selon les spécialistes, il faut réapprendre à manger moins sucré et privilégier une alimentation "plus traditionnelle", équilibrée et moins transformée. "Il faut manger davantage de fruits, de légumes, de légumineuses et d'oléagineux et tendre vers une alimentation dite 'méditerranéenne', ça c'est consensuel", conclut ainsi Boris Hansel.