TOUT COMPRENDRE. Pourquoi trois ministres sont visés par une plainte après des suicides de soignants à l'hôpital?

Une plainte a été déposée jeudi 10 avril pour "harcèlement moral, violences mortelles, homicide involontaire et mise en péril de la personne" auprès de la Cour de justice de la République (CJR) par 19 personnes - des soignants et des veufs ou veuves de soignants - à l'encontre de trois ministres en exercice, comme l'a annoncé l'avocate en charge du dossier ce lundi.
Cela fait suite à plusieurs suicides survenus dans le milieu hospitalier dans un contexte de dégradation des conditions de travail. Les ministres du Travail, de la Santé et des Solidarités Catherine Vautrin et de l'Enseignement supérieur Élisabeth Borne sont visés, tout comme le ministre délégué chargé de la Santé et de l'Accès aux soins Yannick Neuder.
L'information a été confirmée à BFMTV de source judiciaire. Dans une déclaration transmise à BFMTV, Catherine Vautrin, qui a "une pensée pour toutes les familles touchées par ces drames", a indiqué qu'elle ne fera "aucun commentaire à ce stade". "La justice suit son cours dans l'indépendance qui est la sienne", a-t-elle ajouté.
· Pourquoi parle-t-on d'une "vague de suicides"?
La plainte cite en exemple trois établissements, situés dans le Bas-Rhin, dans l'Hérault et dans les Yvelines, qui "connaissent une vague de suicides particulièrement préoccupante, sans aucune mesure mise en oeuvre, participant d'un déni institutionnel".
Un infirmier de santé au travail de 54 ans s'est par exemple pendu sur son lieu de travail de l’Établissement Public de Santé Alsace Nord à Brumath en janvier 2023, laissant deux lettres, dont une pour l'Inspection du travail, rapportent Le Monde et France Inter.
Une infirmière du Centre Hospitalier de Béziers (Hérault) s'est quant à elle donné la mort le 3 juin 2024, après quatre années à alerter sur sa souffrance. Dans un courrier, "elle met en cause la direction, et dit que son suicide doit permettre de protéger les autres infirmières pour qu’elles ne vivent pas ce qu’elle a vécu", raconte son mari auprès de la radio, en référence à un burn-out et une dépression.
Une situation qui touche également les professionnels de santé en haut de la hiérarchie.
Le chef de pôles des urgences du Groupement Hospitalier Territorial (GHT) des Yvelines Nord, s'est lui "sédaté" dans son bureau en septembre 2023. Selon la plainte déposée, "en août et en septembre 2023, il a travaillé 37 jours d’affilée, n’ayant que trois jours de repos, enchaînant jours et nuits. Il avait par ailleurs travaillé cinq week-ends d’affilée avec des gardes SMUR. Il se donnait la mort le 38e jour."
Par ailleurs, l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) fait l'objet d'une plainte pour "harcèlement moral institutionnel", souligne l'AFP.
· Qu'est-il reproché aux trois ministres?
La démarche judiciaire entreprise par les soignants et les proches des personnes décédées vise justement à dénoncer ces pratiques de "harcèlement institutionnel" pouvant mener jusqu’au suicide.
"Le secteur hospitalier connaît une crise majeure depuis de nombreuses années, aggravée depuis environ 2012-2013 qui malgré de nombreux signaux d'alerte particulièrement inquiétants, dont des suicides, n'ont jamais été corrigés, bien au contraire", écrit l'avocate Me Christelle Mazza dans une synthèse de la plainte que nous avons pu consulter.
Il y est également évoqué un "mode de fonctionnement institutionnel totalement dégradé quoi qu'il en coûte sur le plan humain", ainsi que des cas répétés de "management totalitaire et inégalitaire", de "travail forcé en dehors de tout cadre réglementaire", de réquisition de personnels relevant d'une "mécanique d'emprise pour organiser illégalement le sur-travail" et de "menaces".
Selon la plainte, les conditions de travail du personnel soignant se sont dégradées encore depuis le début de la pandémie de Covid-19 au printemps 2020.
Face "l'impunité organisée à l'encontre des auteurs des faits", la question de l'intentionnalité et de la responsabilité pénale des ministres est posée. "Les alertes remontées soit par dossier individuellement soit de manière systémique sont totalement ignorées", est-il précisé.
· Qu'est-ce que la "jurisprudence France Télécom"?
Me Christelle Mazza demande donc l'application de la "jurisprudence France Télécom", en référence à la condamnation de deux anciens dirigeants du groupe (devenu Orange en 2013) par la cour d'appel de Paris en septembre 2022 pour "harcèlement moral institutionnel".
"La jurisprudence France Télécom doit s'imposer aux ministres comme à n'importe quel chef d'entreprise au nom du principe d'égalité devant la loi, en particulier quand il y a de telles atteintes à l'intégrité de la personne", a-t-elle réagi auprès de l'AFP.
"N'importe quel chef d'entreprise qui mettrait en œuvre de telles politiques de restructuration massive et répétée comme dans l'hôpital public avec de telles conséquences sur les conditions de travail serait déjà condamné et l'entreprise fermée", poursuit l'avocate, déjà très engagée dans les dossiers de suicides chez France Télécom.
La Cour de cassation a rejeté les pourvois des deux condamnés en janvier.
Selon elle, "les agissements" visant à sciemment mettre en oeuvre "une politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif, qu'il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation", peuvent caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel.
· La plainte contre les ministres est-elle recevable?
Le 14 juin prochain, une première commission dite des requêtes de la Cour de justice de la République se penchera sur la plainte déposée jeudi dernier contre les trois ministres pour étudier sa recevabilité.
Il s'agit là d'un filtre visant à déterminer si la plainte nécessite de passer en commission d'instruction ou si le dossier ne va pas plus loin. Les actes de la commission des requêtes ne sont susceptibles d'aucun recours, comme le précise l'article 14 de la loi organique du 23 novembre 1993 sur la juridiction.
La CJR est la seule juridiction habilitée à poursuivre et juger les membres du gouvernement pour des infractions commises dans l'exercice de leurs fonctions.