Juppé, Sarkozy, Hollande, Macron: qui peut revendiquer l'héritage de Jacques Chirac?

Le président de la République Jacques Chirac attend l'arrivée de son homologue argentin, Carlos Menem, le 14 octobre 1998 sur le perron de l'Elysée à Paris. - Pascal Guyot - AFP
Douze ans de sa présidence auront marqué la France. Mais qu'a fait Jacques Chirac pour son pays? Que lègue-t-il aux Français? Qui se revendiquera de son héritage politique? Sa disparition ce jeudi à l'âge de 86 ans laisse un vide qui restera le temps des hommages et d'une communion de la Nation autour du disparu. Viendra ensuite le temps du bilan.
C'est un phénomène habituel que de voir les personnages historiques, registre sur lequel émargent de plein droit les présidents de la République, "réhabilités par l'Histoire", note Jean Garrigues, professeur d'histoire à l'université d'Orléans et à Sciences Po Paris. L'auteur d'Elysée Circus, une histoire drôle et cruelle des présidentielles (Ed. Tallandier) pointe cependant "un bilan assez mince", alors "qu'aucune des réformes majeures entreprises sous la présidence chiraquienne n'a abouti", juge-t-il. Sous son septennat, la réforme des retraites portée par Alain Juppé en 1995 a été avortée, puis sous son quinquennat, le CPE (Contrat première embauche) dont la loi fut promulguée mais pas appliquée, est resté lettre morte.
"Repentance de l'Etat" et "refus de la guerre en Irak"
Mais comme douze ans ne sauraient se résumer à deux reculades, Jean Garrigues relève "l'incarnation" par Jacques Chirac "d'une sensibilité plus sociale" face à un "Valéry Giscard d'Estaing libéral, technocrate, et un de Gaulle jouant davantage sur le registre de l'autorité".
Selon l'universitaire, deux moments dont Jacques Chirac fut "l'initiateur" resteront dans l'Histoire:
"Le premier date de 1995. Il s'agit du fameux discours du Vel' d'Hiv (en référence à la rafle de 1942 visant les juifs, Ndlr) qui fut une reconnaissance des fautes de l'Etat français, une forme de repentance collective."
Une reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français dans la déportation des juifs vers les camps de la mort, qu'au nom d'une discontinuité institutionnelle entre la République et le régime de Vichy, François Mitterrand avait écartée.
"Le second épisode à se détacher est celui du refus de la guerre en Irak exprimé par Dominique de Villepin à l'ONU (à l'époque ministre des Affaires étrangères, Ndlr), mais qui était bien une initiative du président. Depuis, Jacques Chirac est associé à l'image de la France", insiste Jean Garrigues.
Qui pourrait revendiquer son héritage politique?
Pour Roland Cayrol, universitaire, politologue et écrivain, c'est celui que Jacques Chirac appelait "le meilleur d'entre nous", autrement dit Alain Juppé, qui s'impose de "manière claire" comme son héritier politique.
"Jacques Chirac a toujours considéré qu'il (Alain Juppé) était son héritier, qu'il était le plus brillant de sa génération. Il a aussi beaucoup travaillé avec lui (comme premier adjoint à la mairie de Paris, puis comme Premier ministre, Ndlr). Sa position de centre-droit est aussi tout à fait l'héritière de la position chiraquienne. Il a poussé le dévouement extrêmement loin en payant pour Chirac pour les affaires de la mairie de Paris (celle dite des "emplois fictifs" pour laquelle Alain Juppé a été condamné en 2004, Ndlr)".
Juppé d'accord, mais pourquoi pas Hollande ou Sarkozy?
Notant également le prix fort payé par Alain Juppé dans les affaires judiciaires et sa proximité de vues avec celle de Jacques Chirac quand il a évoqué "l'identité heureuse" durant la campagne de la primaire de la droite et du centre de 2016, Jean Garrigues pointe un "autre prétendant"... en la personne de l'ancien président François Hollande.
À l'appui de cette thèse, l'historien rappelle "l'adoubement par Chirac en 2011", quand l'ex-maire de Paris fait comprendre qu'il votera "pour Hollande", le challenger socialiste de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2012. S'ensuivront en retour "plusieurs hommages" appuyés de la part de François Hollande qui démontrent, poursuit Jean Garrigues, des traits de caractère similaires de "proximité, sourire et convivialité".
"Hollande est comme Chirac, dans l'apaisement plutôt que dans la discorde, alors que Macron ou Sarkozy veulent 'renverser la table'", avance Jean Garrigues.
"François Hollande a toujours eu un sentiment de sympathie envers Jacques Chirac, mais il ne faut pas oublier qu'ils se sont affrontés durement sur le terrain corrézien", nuance Roland Cayrol.
Reste le cas le plus problématique, celui de Nicolas Sarkozy. Si l'ancien président du parti Les Républicains a pu témoigner de son affection envers Jacques Chirac, il avait eu par le passé des mots très durs, le traitant de "roi fainéant" pour dénoncer l'immobilisme qui a caractérisé selon lui sa présidence.
"Sarkozy s'est construit contre Chirac qui, en retour, a essayé de le faire perdre (la présidentielle de 2012, Ndlr)", relève Jean Garrigues. Faut-il pour autant parler de "trahison"? L'historien rappelle "que Jacques Chirac avait lui aussi 'trahi' Jacques Chaban-Delmas en 1974 en se ralliant à Valéry Giscard d'Estaing. Puis lors de 'l'appel de Cochin', en 1978, à l'encontre de VGE", en amont des premières élections au suffrage universel du Parlement européen.
Le "en même temps" chiraquien de Macron
À l'heure du "nouveau monde" qu'essaie d'engendrer Emmanuel Macron depuis son élection à la présidence de la République, que reste-t-il du chiraquisme? Y'a-t-il chez l'actuel locataire de l'Elysée des éléments de ressemblance avec la geste chiraquienne? Assurément, la méthode des réformes au pas de charge appliquée par le chef de l'État durant ses premières années au pouvoir diffère sensiblement de ce qui avait cours sous Jacques Chirac. Hormis, peut-être, l'éphémère période durant laquelle l'ambitieux "plan Juppé" sur les retraites et l'assurance-maladie avait mené à la paralysie du pays durant l'hiver 1995.
En revanche, si Emmanuel Macron a tant réussi à se doter d'une image de rassembleur durant la présidentielle de 2017, en brassant du centre-gauche au centre-droit, c'est bien parce qu'il a reçu l'apport de plusieurs chiraquiens en rupture de ban avec le parti Les Républicains. Hugues Renson (député de Paris et vice-président de l'Assemblée nationale), Jean-Paul Delevoye (haut-commissaire aux retraites, récemment invité à rejoindre le gouvernement), ou Dominique Perben, qui ont tous gravité autour de la Chiraquie, ont tôt fait de prendre un aller simple pour la Macronie. Sans doute étaient-ils séduits par le "en même temps" de l'ancien secrétaire général adjoint de l'Elysée, qui à bien des égards ressemble à la méthode consensuelle prisée par Jacques Chirac lorsque celui était président.
En revanche, le rythme des réformes imposé par Emmanuel Macron en début de mandat rappelle davantage le Chirac de jadis, celui qui était Premier ministre sous Valéry Giscard d'Estaing (1974-1976), mais surtout sous François Mitterrand (1986-1988).
Là où les présidences macronienne et chiraquienne se ressemblent le plus, c'est probablement sur le plan de la diplomatie. Dans la droite ligne de la doctrine gaullo-mitterrandienne, Jacques Chirac avait joué à fond la posture "non-alignée" en refusant, en 2003, de participer à l'invasion anglo-américaine en Irak. Les récents choix diplomatiques d'Emmanuel Macron (médiation sur le dossier iranien, tentative de rapprochement avec les Russes), rappellent beaucoup cette volonté d'indépendance, notamment vis-à-vis des États-Unis.