"Emmerder" les Français ou ne "pas les emmerder": de Pompidou à Macron, une odyssée politique

Georges Pompidou - STF / AFP
Lors de sa rencontre avec les lecteurs du Parisien, Emmanuel Macron a eu beau dénier aux "irresponsables" non-vaccinés leur qualité de "citoyens", c'est une autre expression présidentielle qui retient l'attention ce mercredi matin. Il a en effet confié sa grande "envie d'emmerder" ces mêmes non-vaccinés, et "jusqu'au bout".
Si le surgissement de ce verbe - aussi courant qu'ordurier - surprend dans la bouche d'un président, elle est pourtant commune dans la classe politique de la Ve République. Depuis Georges Pompidou jusqu'à Alain Juppé, en passant - avec abondance - par les discours de François Fillon, il est utilisé de manière récurrente par les plus hauts personnages de l'Etat. Bien qu'en général accompagné d'une négation appelant à "ne pas emmerder" les Français.
Et cet emploi fréquent revêt toujours une signification politique. Ce mercredi, BFMTV.com revient sur la trajectoire d'un terme singulier.
Pompidou: genèse et matrice
Cette vertu d'honnêteté et d'élan apparemment spontané de notre "emmerder" national ramène immanquablement le souvenir de Georges Pompidou. Car c'est une anecdote liée à ce dernier qui a popularisé son emploi dans la classe politique. En 1966, il tance le jeune chargé de mission Jacques Chirac lui apportant paperasses et décrets à signer, comme le raconte ici Le Parisien.
"Mais arrêtez donc d'emmerder les Français! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays! On en crève! Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux! Foutez-leur la paix! Il faut libérer ce pays!"
Dans cette injonction, on relève trois différences toutefois avec la sortie d'Emmanuel Macron. Tout d'abord, il s'agissait pour l'auteur d'une Anthologie de la poésie française de "ne pas emmerder les Français". Par ailleurs, Georges Pompidou était alors Premier ministre, et ne deviendrait chef de l'Etat que trois ans plus tard. Enfin, il s'exprimait dans un cadre privé, devant l'un de ses subordonnés.
Le paradoxe Juppé
Mais ils ont par la suite été nombreux à s'emparer du verbe "emmerder" sur la scène publique. Après le mentor de Jacques Chirac, on peut ainsi citer son fils spirituel, Alain Juppé. En avril 2015, l'ex-Premier ministre participe à un débat organisé à l'Université Paris-Dauphine. Là, il réclame:
"Le président Pompidou disait 'N'emmerdez pas les Français'. Il faut donner cette envie de politique aux Français".
En 2016, dans le documentaire que lui consacre le journaliste Franz-Olivier Giesbert et exhumé ici par France Info, le même homme répond pourtant à ceux qui le jugent "trop conventionnel":
"Je les emmerde! Moi, je ne m'emmerde pas dans la vie. Alors s'ils se font chier avec moi, qu'ils aillent voir ailleurs, hein!"
Le conseil de Jean-François Copé
Une poignée d'années plus tôt, et s'abritant lui aussi derrière le paravent pompidolien, Jean-François Copé, alors député élu en Seine-et-Marne et président de l'UMP, suggère déjà à Jean-Marc Ayrault dans l'Hémicycle, comme le reprend Le Lab:
"Monsieur le Premier ministre: si on arrêtait, comme le disait Georges Pompidou, d'emmerder les français?"
"Arrêtons de faire perdre du temps et de l’énergie à ceux qui se battent pour l'emploi, les patrons de PME, les artisans, les agriculteurs, qui embauchent, innovent, exportent...", poursuit-il.
Car cette association d' "emmerder" avec le "parler vrai" mentionné ci-dessus entraîne une autre connotation: à des politiques souvent exposés à des procès en "déconnexion" avec la réalité vécue par les Français, elle permet de s'emparer d'un hypothétique langage populaire.
Presque un slogan pour François Fillon
C'est peut-être ce qui a séduit François Fillon, dont Paris Match affirme le 16 avril 2017 qu'il a déjà utilisé six fois le verbe "emmerder" en public depuis le début de la campagne électorale. Une statistique qui fait alors de lui le premier de ce palmarès très officieux, prolonge le magazine.
Le 11 janvier à Nice, il lâche ainsi en meeting: "Ce que j'ai entendu le plus souvent dans mes déplacements partout en France, quels que soient les régions et mes interlocuteurs, c'est le même cri du coeur : 'Laissez-nous travailler, laissez-nous réussir, qu'on nous fiche la paix, que l'Etat arrête de nous emmerder !'. Voilà ce que m'ont dit les milliers de Français que j'ai rencontrés."
Il faut d'ailleurs noter qu'il a emprunté ce registre dès l'automne 2016, et ce, presque à la virgule près, que ce soit en octobre ou ici en novembre:
"Que m’ont dit ces Français que j’ai rencontrés partout ? Quel que soit leur métier, leur région, leur accent, ils m’ont tous dit la même chose: ‘Il faut que l’Etat arrête de nous emmerder, il faut qu’on nous fasse confiance, qu’on nous laisse tranquille".
"Emmerder", donc, fait "peuple". Mais "emmerder", c'est aussi interpréter le sentiment profond des Français. Et le 2 février 2017, en meeting à Charleville-Mézières, François Fillon joue les pythies au vocabulaire bien de chez nous: "Ce que les Français nous disent à travers cette impossibilité de réaliser, d'agir: qu'on arrête de nous emmerder. Voilà le message qui est celui des Français". Rebelote à Maisons-Alfort le 24 février quand il assure que les règlementations "emmerdent" nos compatriotes.
Le 30 mars à Brest, devant un parterre d'éleveurs et de cultivateurs, il remet ça, redonnant son intention plus classique au verbe, celle de l'impératif:
"Il faut arrêter d’emmerder les agriculteurs !"
On peut penser d'ailleurs qu'il était difficile à l'élu du VIIe arrondissement de Paris d'alors de croiser un éleveur ou un cultivateur sans pourfendre une loi d'emmerdement maximum putative. En effet, lors de son intervention au Salon de l'Agriculture 2015, François Fillon lance déjà, non loin du micro de RTL:
"Je suis venu au Salon de l'Agriculture pour dire aux éleveurs et aux agriculteurs que le projet politique que nous défendons consiste, pour paraphraser Georges Pompidou, à moins les emmerder".
Changement de ton
Parti de loin, François Fillon est déjà candidat à la présidentielle à l'époque. Mais appeler à ne "pas emmerder" le monde ne lui porte pas chance, et son équipée électorale échoue finalement, enterrée par les soupçons d'octroi d'emplois fictifs à son épouse et à deux de ses enfants.
Et quand le verbe qu'il affectionne lui retombe sur le bout de la langue, le ton a changé selon Le Canard enchaîné en date du 5 avril 2017. Tandis que l'affaire qui prend son nom rebondit contre le sur-mesure des costumes que Robert Bourgi est passé lui prendre chez Arnys pour les lui offrir, il s'interroge:
"Franchement, qu’est-ce que ça peut leur foutre, aux gens, qu’on me paie un costume ou une montre? Je les emmerde".
Cette fois, c'est devant ses proches plutôt qu'en réunion publique qu'il s'exprime en ces termes. Il est à croire d'ailleurs qu'à gauche, on partage la même prudence et le même sens de l'intimité car, visiblement, si "emmerder" a connu une longue traversée politique, son histoire s'écrit de préférence à droite.
