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Selfies, "proximité" et "paratonnerre" Zemmour: comment Marine Le Pen a lissé son image
Déplacement après déplacement, Marine Le Pen s'y est patiemment pliée, rompue à l'exercice. En décembre, c'est à Mamoudzou, à Mayotte, qu'elle pose tout sourire pour un selfie, la tête ceinte d'une couronne de fleurs. En mars, c'est dans les allées du Salon de l'Agriculture et dans le Nord, à Armentières. Ces derniers jours à Haguenau, dans le Bas-Rhin.
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Après des mois de campagne revendiquée "de proximité", la candidate d'extrême droite s'est qualifiée ce dimanche soir au second tour de l'élection présidentielle. Elle est arrivée deuxième derrière Emmanuel Macron, avec 23,41% des voix contre 27,6% pour son adversaire, selon les résultats communiqués par le ministère de l'Intérieur sur la base de 97% des électeurs inscrits. Elle a appelé dimanche soir après l'annonce des résultats "tous ceux qui n'ont pas voté" Emmanuel Macron à la "rejoindre" le 24 avril.
Si elle échoue à se faire élire à l'issue du second tour comme en 2017, la fille de celui que l'on a surnommé le "diable", 53 ans et troisième présidentielle au compteur, aura néanmoins réussi une chose: lisser son image et peaufiner une stratégie de dédiabolisation du parti de longue haleine, entamée il y a de longues années.
"Elle a policé son image personnelle"
"La dédiabolisation, de fait elle a commencé en 2011 avec l'élection de Marine Le Pen à la présidence du Front national", remémore Jean-Yves Camus, joint par BFMTV.com. "Elle apparaissait déjà, à raison en partie, plus modérée que son père", observe le politologue, spécialiste de l'extrême droite.
Marine Le Pen, qui a laissé la présidence du Rassemblement national (RN) en septembre dernier à Jordan Bardella pour se consacrer à la présidentielle, est partie tôt en campagne. La députée du Pas-de-Calais s'est officiellement déclarée en janvier 2020, à l'occasion de ses vœux à la presse. Ces derniers mois, elle a multiplié les déplacements sur des terres souvent favorables au RN et axé son discours autour de la thématique du pouvoir d'achat, préoccupation importante des Français dans le contexte inflationniste.
"Elle a en effet policé son image personnelle, apparaît moins tranchante, fait campagne autour des 'vraies gens', dans des petites villes", considère Jean-Yves Camus.
Marine Le Pen a ainsi théorisé assez tôt dans cette campagne que les personnalités sont au moins aussi importantes dans le choix des Français que les propositions. D'ailleurs sur les marchés, elle le répète à l'envi: "Regardez non seulement les programmes mais aussi les caractères de chacun. Car ce que vous êtes déterminera comment vous agirez demain."
"Briser son armure"
Dans cette veine, Marine Le Pen évoque à plusieurs reprises son amour des chats. Dans une émission de Karine Le Marchand sur M6, elle revendique le fait d'être une éleveuse certifiée. En meeting à Reims, en février dernier, elle ouvre une séquence inédite avec une parenthèse intimiste, brossant un tableau de sa vie personnelle, ses enfants, et l'attentat dont a été victime sa famille lorsqu'elle avait 8 ans, en 1976 - plusieurs explosifs avaient été placés à proximité de leur appartement du XVe arrondissement.
"Je pense qu’une élection c’est une rencontre entre un homme ou une femme et un peuple", avait alors justifié Marine Le Pen.
"Il faut être capable de briser son armure, montrer qui l’on est comme personne, c’est montrer qui on sera comme dirigeant"
Aux derniers instants de la campagne, vendredi matin, la candidate s'est rendue à Narbonne, dans l'Aude, appliquant la même recette: selfies et discussions avec des commerçants en visitant un marché couvert, tout en vantant "la France tranquille" que serait le pays sous sa présidence, en détournant le slogan "la force tranquille" de Mitterrand en 1981.
"Je n’ai pas fait une campagne de coups. Je ne vais pas m’y mettre maintenant. J’aurais pu car je sais faire ça très bien. Mais j’ai fait le choix d'une campagne sérieuse. D’ailleurs on me l’a bien reproché", reconnaissait en privé Marine Le Pen il y a quelques jours auprès de BFMTV, en marge d'un déplacement exprès en Guadeloupe.
"On nous a pris pour des cons. M. Macron a cru qu'on ferait une campagne outrancière", se félicitait vendredi auprès de BFMTV.com Philippe Olivier, conseiller politique et mari de Marie-Caroline Le Pen, la sœur de Marine Le Pen, en des termes moins policés.
Empêcher les outrances
Les outrances, le RN les a donc délibérément laissées à Éric Zemmour, distancé dans les enquêtes d'opinion, arrivé quatrième du premier tour avec 7,05% des voix. Mais les troupes du Rassemblement national n'ont pas toujours observé avec placidité et sérénité l'émergence de l'éditorialiste devenu candidat. En juin 2021, alors qu'il est encore journaliste au Figaro et chroniqueur sur CNews, les intentions d'Éric Zemmour sont scrutées de près.
"Objectivement, c'est une candidature qui peut aider Emmanuel Macron à arriver en tête à l'élection présidentielle", grondait alors Marine Le Pen au Grand Jury de RTL, Le Figaro et LCI.
"N'affaiblissez pas, même un tant soit peu, le 'camp national' auquel vous êtes attaché", avait-elle exhorté à l'endroit du polémiste.
Finalement, la candidate change son fusil d'épaule. "Qu'une candidature d'Éric Zemmour affaiblisse le 'camp national', c'est une évidence mathématique, mais elle a compris au fil du temps que cela pourrait lui servir", juge Jean-Yves Camus. Plusieurs membres du parti à la flamme partent grossir les rangs de Reconquête, la formation ad hoc d'Éric Zemmour. Jérôme Rivière, Gilbert Collard, Nicolas Bay suivent cette trajectoire, jusqu'à Marion Maréchal, la nièce de Marine Le Pen.
Le départ de cette dernière est pressenti de longue date. Marine Le Pen pare les coups en amenant le sujet sur le terrain affectif et en anticipant l'annonce. "Je pense que si je vous disais que ça ne me touche pas, personne ne me croirait. J'ai avec Marion une histoire particulière parce que je l'ai élevée avec ma soeur pendant les premières années de sa vie, donc évidemment c'est brutal, c'est violent, c'est difficile pour moi", lâche-t-elle sur CNews fin janvier.
"Au minimum, ces départs ne lui ont pas nui", estime a posteriori Jean-Yves Camus.
"Je retrouve chez Éric Zemmour toute une série de chapelles qui, dans l'histoire du Front national, sont venues puis reparties remplies de personnages sulfureux. Il y a les catholiques traditionalistes, les païens, et quelques nazis", avait-elle cinglé début février dans un entretien au Figaro, se disant "lassée du bruit et de la fureur".
"Éric Zemmour a un peu fait paratonnerre"
"Recentrée" par Éric Zemmour, Marine Le Pen? "J'ai connu (Jean-Marie) Le Pen des années 1970-1980, on n'a plus envie de ça. On n'a pas fait semblant de lisser notre image, on n'est pas ça", défend Philippe Olivier, selon lequel "la dédiabolisation, c'est un truc que les journalistes ont inventé, comme si c'était une stratégie".
"Éric Zemmour a un peu fait paratonnerre par ses outrances, ses provocations à la Le Pen père", poursuit le conseiller politique.
Le beau-frère de Marine Le Pen, qui avait quitté le FN en 1998 pour suivre Bruno Mégret au Mouvement national républicain (MNR), citant notamment l'épisode du doigt d'honneur que l'ancien polémiste avait adressé à une femme lors d'un déplacement à Marseille au début de l'hiver.
"La mue de polémiste en candidat à la présidentielle ne s'est pas faite. Il n'a pas l'air très à l'aise dans cet exercice", avait alors taclé Marine Le Pen sur LCI. "Par effet de miroir, le fait que Zemmour soit candidat a montré que nous étions raisonnables, sérieux avec des propositions travaillées précises juridiquement fiables", concluait-elle en privé au moment des premiers ralliements.
Les "fondamentaux" du RN toujours là
"L'irruption d'Éric Zemmour, le style, la manière d'être d'Éric Zemmour, de parler aux gens, de leur faire un cours d'histoire, la fait paraître plus ronde", considère Jean-Yves Camus, qui rappelle que Marine Le Pen reste solidement ancrée dans les "fondamentaux" du parti, comme la préférence nationale, mesure inconstitutionnelle qu'elle veut faire inscrire par référendum dans la loi fondamentale.
Son programme taxé de "raciste" par Emmanuel Macron jeudi, Marine Le Pen a répliqué le lendemain sur franceinfo que la préférence nationale n'était pas du "racisme", selon elle.
Ces dernières semaines, Marine Le Pen a réussi à amoindrir les risques politiques que faisait courir le début de la guerre en Ukraine, du fait de ses liens anciens avec Vladimir Poutine, qui l'avait reçue au Kremlin en 2017. Interrogée, elle avait affirmé sur BFMTV début mars ne pas "regretter" mais qu'elle ne referait pas un tel déplacement dans le contexte actuel. Le 31 mars sur France 2, elle a toutefois estimé qu'il pourrait redevenir un "allié" une fois la guerre terminée.
Dès le déclenchement de la guerre, Marine Le Pen a fait passer la consigne à ses équipes de ne pas critiquer la gestion de cette crise par Emmanuel Macron: "Il est le chef de l'Etat et a par définition des informations que je n'ai pas", a-t-elle expliqué. Devant les caméras, elle va même jusqu'à donner presque un blanc-seing au président: "Je n’ai pas de raison de ne pas le croire, de ne pas penser qu’il a des informations de la part des renseignements."
Cette semaine, elle a déclaré sur notre antenne que les exactions de la Russie constituaient des "crimes de guerre", après la découverte de centaines de corps de civils, notamment à Boutcha.
"Elle ne fait pas un RN gentil"
En 2017, Jean-Marie Le Pen avait eu cette saillie dans Le Point: "J'étais hostile à la campagne de dédiabolisation. Un Front national gentil, ça n'intéresse personne." L'ex-Front national, depuis ripoliné en RN, n'a incontestablement plus la même image qu'auparavant.
"Madame Le Pen, dans sa stratégie de dédiabolisation, en vient quasiment à être dans la mollesse, je trouve... Il vous faut prendre des vitamines, je ne vous trouve pas assez dure là", s'était ainsi risqué le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, en débat avec Marine Le Pen début 2021 sur France 2. Une séquence qui avait fait couler beaucoup d'encre.
"Elle ne fait pas un RN gentil. Elle fait un RN plus humain, mais elle expulsera naturellement les clandestins, les fichés S, les délinquants étrangers, et puis elle veut la préférence nationale qui est une rupture d'égalité. Plus humain, mais intraitable", analyse Jean-Yves Camus.
Vendredi, les sondages donnaient toujours la candidate en bonne posture pour se qualifier au second tour. Philippe Olivier ne voulait pas crier victoire, car "on juge un arbre à ses fruits". Mais tout de même, "je pense que c'est une campagne réussie", a-t-il concédé.
Mercredi, Marine Le Pen a martelé auprès du Figaro qu'elle était "prête à gouverner". Tout en laissant entrevoir, le même jour sur Europe 1 son regret de "la candidature d'Éric Zemmour". Sans ça, "nous serions en tête de ce premier tour", croyait-elle savoir.