L'impératrice, nommés aux Victoires 2022: "On ne se sent pas en phase avec la scène française"

L'Impératrice - Théo Gosselin
Le nom L'Impératrice est trompeur: le groupe pop français, s'il est bien emmené par une chanteuse, est composé de cinq garçons. Derrière le micro de Flore, il y a la guitare basse de David, la guitare électrique d’Achille, la batterie de Tom et les claviers de Hagni et Charles, le fondateur. Qu'importe si le chromosome Y est majoritaire: c’est dans la catégorie révélation féminine qu’ils concourent ce vendredi soir pour les 37e Victoires de la musique à la Seine musicale.
Ils sont conscients qu'ils feront, effectivement, office de révélation pour une grande partie des téléspectateurs. Ils sont pourtant actifs depuis près de dix ans, et leur pop teintée de funk et de disco en a converti plus d’un: L'impératrice a déjà tourné aux États-Unis, est connu jusqu’au Mexique en est à son deuxième album (Tako Tsubo, édité par le label indépendant microqlima). Cet été, le groupe rejoindra même le club très privé des artistes français qui se sont produits à Coachella, festival californien parmi les plus prestigieux du monde.
À quelques jours de la cérémonie française, qui les opposera aux chanteuses Silly Boy Blue et Barbara Pravi, Flore et Charles ont confié leurs impressions à BFMTV.com. L’occasion de décrypter leurs textes mais aussi de parler du défi d’être un groupe dans le paysage musical français, et d'être indépendants à l'ère du streaming.
Vous êtes en activité depuis 2012, et pourtant vous vous retrouvez dans la catégorie révélation féminine: ça vous a surpris?
Charles: Il y a eu plusieurs phases. D'abord la surprise, effectivement, d’être nommés en révélation – qui plus est féminine. La façon dont c’est genré occulte qu’on est un groupe composé de cinq garçons. C'était assez étonnant aussi parce qu’on est un groupe indépendant, et qu’on a plutôt l’habitude de voir des groupes ou artistes signés sur des majors qui sont sélectionnés aux Victoires. Mais ça reste une très bonne nouvelle, parce que ça va nous permettre d’avoir une plus grande visibilité et d’ouvrir notre musique à un public beaucoup plus large.
Pourquoi maintenant, selon vous ?
Charles: Je pense que c’était une manière de mettre en avant le travail qu’on fait depuis un certain nombre d’années. On a souvent été en marge, ne serait-ce que par le fait d’être un groupe. Et musicalement, on a toujours été très difficile à classer.
Flore: Je pense que les Victoires ont tendance à placer les indépendants en révélations, en partant du principe qu’ils n’ont pas eu la même exposition que les artistes qui sont en majors. Nous, on ne se formalise pas, on sait qu’on est inconnus d’une grande partie du public français.
C’est votre deuxième album, Tako Tsubo, qui vous vaut cette nomination. Que signifie ce titre?
Flore: Le Tako Tsubo, c’est un syndrome. En japonais ça signifie "piège à poulpe", et ça désigne le syndrome du cœur brisé. C'est une espèce de burn-out émotionnel: quand le cœur fait face à une émotion trop forte, il peut faire une forme d’infarctus. La partie gauche du cœur se gonfle jusqu’à prendre la forme d’une espèce d’amphore, qui ressemble aux pièges qu’utilisent les Japonais pour attraper les poulpes.
Charles: Il y a quelque chose de très musical: en fait, c’est une arythmie cardiaque. Et on trouvait que ça reflétait bien l’album pour sa rupture dans le mouvement, dans la constance du rythme. Nous avions vraiment en tête de faire un album qui échappe aux formatages, aux codes, et on s’est dit que ça résumait très bien ce propos.
Justement, on sent dans plusieurs de vos titres un appel à cultiver sa marginalité, notamment dans Off To The Side où vous chantez 'Fuis vers le côté, tu peux encore décider, ne suis pas la vague'…
Flore: L’idée de la marge, c’est le fil rouge de l’album. Cela a un lien avec le fait qu’on ne se sent pas toujours en phase avec la scène musicale française.
Charles: Il y a très peu de groupes en France. Je pense qu'à travers les médias et les réseaux sociaux, les gens ont été habitués à s'identifier à un artiste unique. Mais c’est surtout dû à l'évolution de l’industrie du disque, la fin des grands studios. L'avènement de la musique électronique, le home-made, qui fait qu'aujourd’hui tout le monde peut faire de la musique sur son ordinateur. C'est pour ça, notamment, que le rap est extrêmement prolifique: un rappeur va bosser avec une dizaine de beatmakers qui vont lui proposer des instrus, ce qui permet d’aller très vite et à moindre coût. Ça s’est démocratisé comme nouvelle façon de composer et la musique organique, en groupe, a un peu perdu de son sens. Ce qui fait que les groupes se sont éteints au fur et à mesure. On met des mois à travailler les morceaux, peaufiner la production, écrire les textes, trouver du sens, mais on le fait ensemble. Il y a une inertie, forcément, liée au fait qu’on est six. Et six musiciens qui vont en studio, c'est très couteux.
Vous faites partie des artistes programmés lors de la prochaine édition de Coachella, ce qui est une consécration énorme. Comment ça s’est fait ?
Charles: On est allé jouer à New York pour la première fois, il y a quatre ou cinq ans. On a lancé une billetterie sauvage dans un petit club de 150 personnes et les places sont parties d’un coup. On a relancé une deuxième billetterie pour un deuxième concert le même soir et les places sont parties en quelques heures. Pas mal de pros sont venus à ce concert et nous ont pris en charge. Ils nous ont programmé une tournée en 2019: une douzaine de dates dans des salles relativement grandes pour nous, aux États-Unis, et elles étaient toutes complètes. Et Coachella est arrivé.
Flore: Comme le festival a été annulé deux fois de suite (à cause du Covid-19, ndlr)… je n'ose même pas en parler (rire)! J’attends d'y être pour me dire "okay, c’est bon, on est à Coachella". Évidemment, on est très heureux. C'est un rêve assez dingue pour nous, petits Français.
Charles: C’est une opportunité exceptionnelle. Les groupes français qui y ont été, comme Daft Punk, Justice ou Phoenix, se comptent sur les doigts d’une main. C’est extrêmement flatteur.
Vous avez donc un public international ?
Flore: De manière très inattendue, notre fan club officiel est mexicain! On n'a pas trop compris. Les États-Unis et le Mexique font partie des territoires qu'on privilégie pas mal en ce moment.
Dans Peur des filles, l’un des single de l’album, vous présentez un message anti-misogyne et riez des craintes machistes, en les ridiculisant. Cette légèreté, c’était un parti pris ?
Flore: Bien sûr. C’est toujours difficile de prendre la parole pour six personnes… et six personnes dont cinq mecs! Je ne peux pas faire une chanson féministe comme je la ferais toute seule, je ne me serais pas permises de prendre la parole de façon trop militante avec L’Impératrice, même si les garçons partagent mes convictions. Je trouvais que l'humour était une arme plus intéressante. Ça permet d’emmener notre public, qui n'est pas habitué à ce qu'on porte un message politique, et de faire passer ce message de manière évidente en gardant ce côté très acerbe.
Dans le clip, Flore interprète une espèce de gorgone 70's qui tue tous les hommes qu’elle croise. D’où vient cette idée?
Charles: Le clip a été réalisé par Aube Perrie, qui a signé les clips La Thune d'Angèle ou Thot Shit de Megan Thee Stallion. C’est lui a eu l’idée de mettre en scène une 'Manaxy', une galaxie d’hommes, soudain envahie par une femme qui vient tous les tuer. C’était fun de pouvoir le faire de façon très pop, comme le morceau, et de prendre le même parti que le texte. Tout tient dans l’humour, léger et en même temps vraiment parlant. Et c’était génial pour Flore, elle a assouvi ses fantasmes de militante (rire)!
Vous avez dit au site Pop & Shot qu'"en tant qu’artistes indépendants", vous devriez "boycotter Spotify" (déclaration antérieure à la récente polémique autour du podcast de Joe Rogan, ndlr). Vous faites partie des artistes qui se sont développés en même temps que la démocratisation du streaming. Quel regard portez-vous sur cet outil ?
Charles: Un regard très nuancé. L’outil est merveilleux, il fait voyager notre musique. Après, évidemment, il y a la question des revenus qui sont extrêmement bas… Il y a un vrai problème éthique dans la logique de Daniel Ek, le patron de Spotify: les artistes les plus prolifiques sont les mieux rétribués. C’est problématique parce que ça écarte les groupes comme nous, ça fait rentrer la production et la consommation de musique dans une ère qui est celle de la création en chaîne, cette espèce de taylorisme musical qui est très étrange et qui balaie l’artisanat qu’on prône et qu’on essaye de défendre. Nous, on ne peut pas se permettre de pondre un album tous les six mois. Ou alors la qualité de notre musique baisserait, et dans ce cas à quoi bon ?
Vous êtes un groupe de cinq garçons porté par le visage d'une fille, qui se retrouve au centre. Même votre nom, L’Impératrice, est féminin. Pourquoi avoir adopté cette empreinte féminine?
Charles: Ça date du début de la création du projet, en 2012. J’étais seul à ce moment-là et je n’avais aucune idée de ce que c’était de faire de la musique, de composer. L’émotion que j’ai ressentie était très sensible. J’ai considéré que c'était ma part de féminité qui s'exprimait d’un coup. J’ai décidé d’appeler le groupe L’Impératrice pour nommer ce sentiment, qui était nouveau et indomptable. Ça me permettait aussi de me cacher derrière un avatar, et de susciter un imaginaire curieux.