"Tous les jours, on nous demande une BD sur ce sujet": en librairie, le carton des BD sur la guerre 39-45

Le tome 3 de "Madeleine, résistante" de JD Morvan et Dominique Bertail - Dupuis
Madeleine résistante, Deux filles nues, Adieu Birkenau... A l'approche du 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les BD sur le conflit de 39-45 se bousculent en librairie. Et le public est au rendez-vous. La plupart de ces titres rivalisent avec les poids-lourds de l'industrie comme Mortelle Adèle, Riad Sattouf ou les franchises franco-belges historiques.
Madeleine résistante de JD Morvan et Dominique Bertail, mémoires de guerre de Madeleine Riffaud, vient de dépasser les 150.000 albums vendus. Sacré meilleur album au festival d'Angoulême fin janvier, Deux filles nues de Luz, sur l'art dégénéré, s'est écoulé à 100.000 exemplaires. Et Adieu Birkenau, récit de la déportation de Ginette Kolinka sorti en 2023, a atteint le palier des 90.000 exemplaires écoulés. Sans compter Il était une fois en France, six tomes vendus à 1 million d'exemplaires et Enfants de la Résistance, dont les neuf tomes ont atteint 2,5 millions.
Preuve du succès de cette thématique, La 3e Kamera, thriller sur la chute du IIIe Reich, cumule les 50.000 exemplaires vendus depuis octobre. Le récit de guerre Les Évasions Perdues totalise depuis septembre les 20.000 ventes. Idem pour Lebensborn, sur les maternités secrètes des nazis. Cet album multiprimé continue même de se vendre "à 200, 300 exemplaires par semaine", confie son éditeur David Groison.

Les librairies de France sont prises d'assaut. "Quasiment tous les jours, on nous demande une BD sur ce sujet", explique Alex, libraire chez Aaapoum Bapoum à Paris. "Aucun autre thème ne fonctionne autant dans la boutique. Ça ne servirait à rien pour nous de faire des rayons SF, philosophie ou héroic fantasy. Si on enlève notre rayon dédié à la Seconde Guerre mondiale, une partie de la boutique serait vide de gens."
Filon inépuisable
Cette fascination est entretenue par une production pléthorique, estimée à plusieurs dizaines d'albums par an. En avril paraîtront ainsi à quelques jours d'intervalle La Muette, sur le camp de Drancy, en région parisienne, et Le Garçon qui ne voulait pas mourir, sur le camp de Bergen Belsen en Allemagne. En août sera publié Les Fantômes de la rue Freta, sur le ghetto de Varsovie. Le filon semble inépuisable.
"Notre compréhension de cette histoire s'est faite par strates", analyse Ivan Gros, auteur de Kinderzimmer, sur le camp de Ravensbrück. "On tend à appréhender cette histoire par le biais de la Shoah ou d'Auschwitz, alors que c'est bien plus compliqué. Ce n'est par exemple qu'à partir des années 1990 qu’on commencé à parler du génocide des Tsiganes et des homosexuels. Cette période peut paraître sans fin et inépuisable."
Kinderzimmer évoque ainsi l'existence à Ravensbrück d'une "kinderzimmer", une pièce dévolue aux nourrissons. Lebensborn évoque à l'inverse la fabrique d'enfants aryens dans les pays occupés par l'Allemagne nazie. "Beaucoup de gens ne connaissent pas cette face obscure de la guerre", confirme David Groison. "La question de la place des femmes et des enfants en temps de conflit est toujours d’actualité."

Cette méconnaissance est liée "à la propagande américaine et au mythe de la Résistance", insiste Denis Rodier, dessinateur de La Bombe et de La 3e Kamera. 80 ans après les faits, la BD s'éloigne des clichés. "La mythologie cède enfin le pas à l'histoire réelle", souligne Jean-Pierre Pécau, scénariste d'une dizaine de BD sur le sujet. "C'est le moment de parler de ce qu'on a oublié."
"On a encore besoin d'entendre ces témoins"
Ce succès tient par ailleurs à la nature même de la BD. "Profondément empathique", et "moins intrusif que d'autres médias", ce médium crée grâce au dessin "une proximité avec le lecteur", qui en fait le lieu idéal pour recueillir et mettre en scène le témoignage des derniers témoins de la guerre, souligne Sébastien Gnaedig, qui a adapté en BD Enfant de salaud, récit de Sorj Chalandon sur son père, un sympathisant nazi.
"Bientôt, il n'y aura plus de témoignages, ce qui accentue l'intérêt pour ces livres", analyse Nadia Gibert, éditrice des Evasions perdues, inspirée de l'emprisonnement du père de Thomas Legrand dans un stalag formant les futurs cadres de l'armée nazie européenne. "Ce sont des livres de transmission, pour ne pas oublier ce qui s'est passé. On a encore besoin d'entendre ces témoins."
Transmettre pour mieux alerter sur les dangers du fascisme, et rappeler que les horreurs du passé peuvent se reproduire: "Contrairement au western ou au récit médiéval, les histoires sur la Seconde Guerre peuvent davantage nous informer sur notre époque", assure Denis Rodier, dessinateur de La 3e Kamera. "Notre message, c'est que personne n'est à l'abri. C'est un signal d’alarme sur ce que nous pouvons devenir."
"Tout le monde a le potentiel de basculer dans le fascisme", alerte encore le dessinateur. "Il suffit d'un bon mensonge pour être séduit. La 3e Kamera parle de la fragilité de l'homme face au conditionnement qui nous fait basculer dans le fascisme. Hannah Arendt parlait de la 'banalité du mal'. On est désensibilisé face au mal. Il faut un petit coup de fouet. Par l'art, on peut faire éveiller les consciences."
Croix gammées en couverture
Une responsabilité incombe par ailleurs toujours aux dessinateurs et aux scénaristes qui se frottent à la Seconde Guerre mondiale. Par respect pour les derniers survivants, mais aussi pour éviter toute violence gratuite et l'esthétisation des actes criminels nazis, "il faut prendre la bonne distance: ne pas être pervers, commercial et simplificateur", résume Ivan Gros.
"Ce genre de récit témoigne souvent d'une fascination pour la violence, qui place le lecteur en position de voyeur", poursuit le dessinateur. "Il faut respecter cette mémoire", renchérit Sébastien Gnaedig. "On ne doit pas les glorifier ou les humaniser par erreur", complète Denis Rodier. "Il y a une nuance à maintenir pour que personne ne puisse détourner le propos et donner une intention qu'on n'a pas."

Une précaution indispensable tant le succès de ces BD n'est pas toujours pour de bonnes raisons. "Je connais des collectionneurs qui collectionnent spécifiquement les BD avec des croix gammées en couverture", indique Alex d'Aaapoum Bapoum. "C'est toujours très bizarre d'entendre cette demande la première fois. Ce sont toujours des gens très précis qui ont un max de BD sur le sujet."
"C'est un peu terrible", se désole Sébastien Gnaedig. "Je trouve qu'on peut se passer (de croix gammée en couverture), surtout si c'est pour des fins mercantiles! Les nostalgiques (du IIIe Reich), ce n'est pas un public que je cherche à capter." "Des néo-nazis doivent acheter ça, mais c'est surtout lié à une fascination morbide pour des faits historiques qu'on n'arrive pas à expliquer totalement", juge Jean-Pierre Pécau.
Denis Rodier, pour La 3e Kamera, a "insisté" pour ne pas mettre de croix gammée en couverture. Cela n'a pas empêché l'ouvrage de cartonner. Aucune croix gammée n'apparaît non plus sur Lebensborn, qui affiche une dominante... rose, précise David Groison. "On voulait être à la hauteur du récit, qui est sensible, subtil." La preuve que les BD sur la guerre 39-45 peuvent échapper aux clichés.