Pourquoi les "couloirs humanitaires" ouverts par Moscou tranchent avec les conventions internationales

Il était 9h à Kiev ce lundi, et 10h à Moscou. Les armes se sont tues autour de quatre villes de l'est ukrainien ravagé par la guerre et l'assaut des troupes russes - Kiev, Marioupol, Kharkiv et Soumy - afin de permettre l'évacuation des civils le long de six "couloirs humanitaires", ouverts et scrutés par Moscou.
Mais de leur tracé aux modalités du contrôle des routes, ces corridors tranchent avec les normes internationales censées les définir. Au point que les observateurs y voient plutôt un piège élaboré par Moscou à l'adresse de son ennemi ukrainien et de la communauté internationale.
Six couloirs pour quatre villes
La feuille de route est la suivante: six couloirs pour quatre villes, directement menacées par l'avancée russe. Le premier corridor doit permettre aux civils désireux de fuir de passer de Kiev à Gomel en Biélorussie ; le second rallie Marioupol à Rostov-sur-le-Don, en Russie ; un troisième, Marioupol à Zaporija, cette fois en Ukraine ; le quatrième emmène de Kharkiv à Belgorod, en Russie ; la même Belgorod peut encore être atteinte depuis la ville de Soumy ; enfin, on peut accomplir le trajet entre Soumy et Poltava, en Ukraine, à en croire les garanties du Kremlin.
Mais l'ensemble ressemble davantage à un marché de dupes qu'à de réelles assurances établissant des "couloirs humanitaires sûrs", comme l'explique le général Jérôme Pellistrandi, consultant Défense pour BFMTV.
"En gros, on dit aux habitants de ces villes: 'Vous n'avez pas le choix. Soit vous allez subir un sort épouvantable, soit vous venez comme otages chez nous'", décrypte-t-il.
La journée de ce lundi a d'ailleurs commencé par un aller-retour diplomatique contradictoire. Tandis que la Russie affirmait ménager ces couloirs à l'issue des tractations entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron, l'Elysée a refusé de voir dans cette initiative la manifestation de ses idées.
"Le Président de la République n'a ni demandé ni obtenu des couloirs vers la Russie après sa conversation avec Vladimir Poutine", indique-t-on au "Château" qui poursuit même: "C'est une manière encore pour Poutine de pousser son narratif et de dire que ce sont les Ukrainiens les agresseurs et eux qui offrent l'asile à tous."
Unilatéralisme
En effet, sur les six chemins proposés, quatre mènent directement vers la Russie, ou la Biélorussie, le plus proche partenaire international de Vladimir Poutine. Les deux derniers, qui eux sillonnent l'Ukraine, ne s'écartent que peu du front. Le tout sous la supervision des drones et de l'infanterie russes, comme le Kremlin l'a lui-même précisé.
Ce contrôle russe s'inscrit déjà en faux contre l'impératif fixé par la communauté internationale aux couloirs humanitaires: la nécessité d'ententes bilatérales. La quatrième convention de Genève note ainsi dans son article 17:
"Les Parties au conflit s'efforceront de conclure des arrangements locaux pour l'évacuation d'une zone assiégée ou encerclée, des blessés, des malades, des infirmes, des vieillards, des enfants et des femmes en couches, et pour le passage des ministres de toutes religions, du personnel et du matériel sanitaires à destination de cette zone".
Zone d'ombre autour de l'approvisionnement
Au préalable, le même texte avait pris soin de souligner: "Dès que les Parties au conflit se seront mises d'accord sur la situation géographique, l'administration, l'approvisionnement et le contrôle de la zone neutralisée envisagée, un accord sera établi par écrit et signé par les représentants des Parties au conflit".
Et cette question de l'approvisionnement - que ce soit en aide médicale, alimentaire ou en carburants - dans les zones visées n'a pas été tranchée pour l'heure.
"Régime de silence"
De surcroît, les "couloirs humanitaires" impliquent un autre concept afin de certifier le secours des populations concernées et leur évacuation: un cessez-le-feu le long du parcours. Or, l'expression n'est pas employée par la Russie qui a préféré déclarer l'entrée en vigueur ce lundi matin à Kiev, Marioupol, Kharkiv et Soumy d'un "régime de silence".
Sur notre plateau, la diplomate Sylvie Bermann, ex-ambassadrice française à Moscou, a pointé: "Le terme de 'régime de silence' a été retenu dans les accords de Minsk (conclus en 2014 entre l'Ukraine, la Russie et les républiques séparatistes, NDLR). Les contrôles effectuées par l'OSCE portaient justement sur ces 'régimes de silence'."
Cette nuance sémantique n'a rien d'anecdotique selon le général Pellistrandi. Il y voit une manière supplémentaire pour Vladimir Poutine de tourner le dos à une solution multilatérale pour affirmer sa domination.
"Normalement, les deux parties cessent le feu durant un temps déterminé, contrôlé par la Croix-Rouge ou une autre organisation humanitaire. Là, c'est quelque chose de nouveau imposé par les Russes."
Le pari russe
Ces "couloirs humanitaires" en forme d'impasse revêtent un double atout politique pour la Russie d'après Patrick Sauce, notre éditorialiste pour les questions internationales.
"Il y aura des caméras des télévisions d'Etat à l'arrivée de ces convois dans les centres d'hébergement prévus par la Russie pour dire: 'Vous voyez, nous avons une vocation humanitaire'. Et ce que je crains, si personne ne suit ces 'couloirs humanitaires', c'est que vous aurez sans doute une nouvelle dépêche de l'Agence Stass (l'agence d'information russe, NDLR) indiquant que Moscou considère comme belligérants ceux qui ont décidé de rester à Kiev, Marioupol, Soumy et Kharkiv", a-t-il ajouté.
Les heures à venir révèleront donc si ces couloirs n'ont d'"humanitaires" que le nom.
