"Ne pas devenir cobelligérants": pourquoi les Occidentaux refusent de fixer une "ligne rouge" à la Russie

Réunion de l'Otan d'abord, du G7 ensuite et sommet européen pour finir. Ce jeudi, Bruxelles a connu un embouteillage diplomatique particulièrement impressionnant à l'heure de coordonner la réponse de la communauté internationale face à l'agression russe de l'Ukraine.
Celle-ci s'est accordée autour d'une poursuite de la livraison de matériel défensif à destination de Kiev et de l'accroissement des sanctions contre la Fédération de Russie. Mais d'Emmanuel Macron à Joe Biden, de l'Otan aux partenaires européens, tous évitent sciemment de tracer une "ligne rouge" à l'envahisseur russe. C'est même au-dessus de leurs propres épaules que les Occidentaux font planer le seul impératif du moment: ne pas s'exposer à devenir cobelligérants.
La peur de la "cobelligérance"
C'est l'Arlésienne tenaillant la communauté internationale depuis le déclenchement de l'invasion de l'Ukraine: toujours entrevue et toujours repoussée, l'idée d'imposer une "ligne rouge" à ne pas franchir à l'envahisseur russe en Ukraine n'était toujours pas à l'ordre du jour ce jeudi à Bruxelles.
Après la réunion de l'Otan dans la matinée, puis celle du G7 mais avant le Conseil européen qu'il préside, Emmanuel Macron a ainsi pris la parole devant la presse. "L'Otan a décidé de continuer à renforcer son soutien à l’Ukraine, en lui fournissant les armes défensives et le matériel dont elle a besoin. La ligne reste la même pour tous les alliés", a-t-il ensuite introduit. Il a alors repris: "Continuer à fournir des armes défensives et létales mais avec une ligne rouge qui consiste à ne pas devenir cobelligérants".
C'est là la seule fois où la notion de "ligne rouge" a été évoquée par le chef de l'État et elle concerne ici la communauté internationale plutôt que la Russie. Emmanuel Macron a expliqué plus tard: "Il y a une limite qui est de ne pas devenir cobelligérants, et cette limite est partagée par tous les alliés. Et donc très clairement livrer de nouveaux équipements comme des avions, des chars, personne ne la franchit parce qu'il est évident que ça caractériserait une cobelligérance."
Il a plus tard détaillé la nature de l'aide fournie aux Ukrainiens: "Par contre, de nombreux matériels militaires air-sol ou anti-chars ont été livrés depuis le début de la guerre et continueront de l’être par les alliés, d’autres continuent aussi d’honorer des contrats qui précédaient le début du déclenchement de la guerre."
Zelensky pour ses frais
Un secours qui paraîtra sans doute bien insuffisant au président Volodymyr Zelensky qui, dans un message vidéo diffusé ce jeudi, a appelé l'Otan à lui apporter une "aide militaire sans restriction". S'adressant aux parlementaires français réunis en Congrès mercredi, il avait même explicitement requis l'envoi d'"avions de chasse".
Mais si Volodymyr Zelensky en est pour ses frais, ce n'est pas seulement le fait d'Emmanuel Macron. En effet, c'est l'ensemble des Occidentaux qui se refusent à menacer la Russie d'une ligne rouge contrecarrant son action.
Une "réponse" américaine mais toujours pas de "ligne rouge"
Joe Biden, qui initie ce jeudi sa tournée européenne de trois jours par une visite à Bruxelles, y rechigne lui-même. Certes, évoquant ce jeudi un possible recours de celui qu'il n'hésite pas à qualifier de "criminel de guerre" aux armes chimiques, il a bien déclaré: "Nous répondrons s'il y a recours. La nature de la réponse dépendra de la nature de cette utilisation". Mais la "ligne rouge" continue de se dérober à l'horizon.
Le 11 mars, déjà, sur CNN, il s'était borné à dire que la Russie paierait "un prix sévère" en cas d'emploi de telles armes sur le front. Une expression qu'il fallait prendre littéralement d'ailleurs: le président américain faisait référence à un durcissement éventuel des sanctions économiques.
Interrogée à ce propos à la mi-mars, Jen Psaki, porte-parole de la Maison Blanche, s'est montrée plus pragmatique encore lors d'un point-presse: "Lancer la troisième guerre mondiale n'entre certainement pas dans les intérêts de notre sécurité nationale".
Une Russie trop imprévisible
Il faut dire que l'isolement croissant de la Russie et l'instabilité politique que Vladimir Poutine représente désormais dans le concert des nations font particulièrement redouter d'imprévisibles réactions à ses interlocuteurs.
"On ne sait pas ce qu’il y a dans la tête de Vladimir Poutine", a ainsi observé sur notre plateau ce jeudi le journaliste spécialiste de l'Europe de l'est, Bernard Lecomte: "On a un immense pays de 11.000 km de long qui est en train d’avoir le statut de la Corée du Nord, c’est vertigineux."
Souvenir syrien
De surcroît, un cuisant souvenir finit de tempérer l'élan des Occidentaux en la matière. Il y a dix ans, les États-Unis de Barack Obama et les Européens, la France de François Hollande en tête, avaient juré que l'utilisation d'armes chimiques par Bachar al-Assad contre son propre peuple syrien servirait de ligne rouge à une intervention commune.
Pourtant, le massacre de la Ghouta, dans la banlieue de Damas, n'avait finalement pas fait réagir les alliés. "On se souvient de la ligne rouge concernant l’utilisation d’armes chimiques qui avait été fixée par Barack Obama, qui n’a pas entraîné de réaction militaire", a ainsi retracé dans nos studios, Ulysse Gosset, notre consultant pour les questions internationales, qui a toutefois souligné qu'en "2018, il y a eu une frappe avec les Américains mais aussi les Français et les Britanniques après une autre attaque chimique".
"Mais là, on voit bien qu’ils refusent d’employer le terme pour ne pas tomber dans le même piège et ne pas pouvoir honorer ces engagements", a achevé notre éditorialiste.
D'autant que le péril est plus grand encore cette fois: la Russie dispose de l'arme nucléaire comme le porte-parole du Kremlin ne s'est pas privé de le rappeler mardi. Se voulant rassurant, Dmitri Peskov a toutefois ajouté qu'elle n'en ferait usage qu'en cas de "menace existentielle".
