Guerre en Ukraine: comment la diplomatie russe relaie le récit du Kremlin sur les réseaux sociaux

Guerre des mots, guerre des images. Le conflit russo-ukrainien se double d'un affrontement des propagandes ou des informations. Côté russe, les ambassades, chapeautées par leur ministère de tutelle, font bloc pour diffuser la parole du Kremlin à l'étranger via des charges répétées sur les réseaux sociaux.
Un mot-clé qui est un mot d'ordre
C'est d'abord lui qui donne le "la" de l'offensive numérique de la diplomatie russe. Sur Twitter, le ministère des Affaires étrangères, dirigé par Sergueï Lavrov, construit son contre-récit des événements de l'agression de l'Ukraine par la Russie.
Au centre des messages distillés, un mot-clé aux airs de mot d'ordre: les Russes seraient engagés dans une bataille contre une Ukraine gangrénée par l'extrême droite. La chancellerie russe est même allée plus loin vendredi:
"Des groupes ukrainiens sous le contrôle des services spéciaux américains ont préparé plusieurs scénarios potentiels autour de l'emploi de produits chimiques toxiques pour nourrir les provocations. Objectif - Accuser la Russie d'utiliser des armes chimiques contre les civils".
Déconstruire une injuste réputation ou préparer le terrain avant de nouvelles atrocités? Le ministère, en tout cas, a aussi le souci d'assurer le service après-vente. Ainsi, alors que la communauté internationale s'est émue de la destruction mercredi dernier d'un hôpital pédiatrique et d'une maternité à Marioupol, une publication est venue creuser le sillon de la communication russe.
Sous le hashtag "DebunkerlesFakeNews", le ministère avait encore affirmé avoir ciblé une formation d'extrême droite.
Et l'ensemble des ambassades embrayent pour prolonger cette diffusion urbi et orbi de la vision du pouvoir russe sur sa guerre. Quitte parfois à s'appuyer sur la presse locale. C'est ainsi le cas de l'ambassade russe au Royaume-Uni.
Relayant un article du Mirror, celle-ci a proclamé: "Ah... donc il s'avère que les bio-laboratoires EXISTENT et que des armes biologiques y étaient développées. C'est pas ce qu'on disait depuis le début?"
"Hystérie russophobe"
Le plus souvent cependant, l'ambassade ne mentionne les médias de son pays d'adoption que pour les brocarder. La représentation russe aux Etats-Unis a ainsi barré d'un label "Fake News" une information du Wall Street Journal relative à des menaces de saisies et d'arrestations présumées d'acteurs économiques étrangers en Russie.
"La décision de continuer ou non une activité d'entrepreneur dans notre pays revient entièrement aux Américains", peut-on lire. L'institution en profite au passage pour dénoncer une "hystérie russophobe".
L'ambassade russe aux Etats-Unis n'a pas non plus hésité à s'en prendre directement à l'administration de Washington, l'accusant de s'être lancée dans une campagne de "diabolisation" de Moscou, comme le montre le tweet suivant.
Coup pour coup
L'idée est donc de rendre coup pour coup. Et certaines ambassades se font fort d'exhumer des actes de guerre qui seraient, selon elles, passées sous silence dans un Occident trop distrait par sa faveur à l'égard de l'Ukraine.
Ainsi, l'ambassade de Russie en Israël a avancé que son ennemi s'était rendu coupable d'un "crime de guerre" en tuant 20 personnes à Donetsk.
Un événement qui a amplement circulé sur le réseau constitué par les ambassades. Les envoyés russes en France ont d'ailleurs mis en ligne le témoignage d'un habitant de la ville séparatiste frappée.
De manière plus anecdotique, l'ambassade russe à Paris a donné une couleur très politique à la "célébration" par Le Figaro de l'un de ses plus grands écrivains, Fédor Dostoievski, toujours sur Twitter. Reprenant les premiers mots de la chronique du quotidien - elle-même faisant référence au roman L'Idiot -, l'instance a publié le message suivant: "Puisque des idiots en appellent au boycott de la culture russe, il devient urgent de la célébrer".
"Humanitaire"
La narration russe sur la toile prend un dernier aspect: promouvoir la dimension supposément humanitaire de son intervention. Via la publication retweetée ci-dessous par l'ambassade russe au Royaume-Uni, on publie par exemple la vidéo d'une distribution de vivres à la population, dans la région de Kharkiv.
"Les ambassades ont pris le relai des médias RT et Sputnik"
Une offensive tous azimuts et à plusieurs volets bien en phase avec le modus operandi russe d'après Tristan Mendès France.
"C'est une déclinaison classique de la propagande russe: la multiplication des narratifs. L'idée n'est pas tant d'imposer une version spécifique de ce qu'il se passe mais de démultiplier les narratifs complotistes pour créer une confusion", a analysé le maître de conférences et expert des mondes numériques et du complotisme sur BFMTV ce mardi.
Du neuf avec du vieux donc? Pas tout à fait, rétorque le spécialiste qui note tout de même une "bascule spectaculaire de la communication diplomatique russe depuis le début de la guerre". "Une bascule dans le style", a-t-il précisé, prolongeant: "Ce qui est fou quand on observe la communication sur les réseaux sociaux des ambassades autour de la planète, c'est qu'elles ont pris le relai des médias RT et Sputnik (bannis des ondes par l'Union européenne, NDLR) qui ont été 'déplateformés' des grands réseaux sociaux et de YouTube".
"Et le ton est beaucoup plus acrimonieux, agressif", a encore remarqué Tristan Mendès France. "Je souligne que la Russie adopte une tonalité qu'on connaît depuis que la Chine a pénétré les réseaux sociaux au plan diplomatique et adopté la doctrine des 'loups guerriers'."
A titre d'exemple, Lu Shaye, ambassadeur de la Chine en France, avait été convoqué il y a un an au Quai d'Orsay après avoir insulté publiquement un universitaire français qui reprochait à son institution d'essayer de dissuader des parlementaires français de se rendre à Taïwan.
