BFMTV
Russie

Menace d'invasion russe: "En Ukraine, la guerre est une réalité depuis 2014"

Des soldats ukrainiens s'entraînent avec leurs chars dans la région de Kharkiv, en Ukraine, le 10 février 2022

Des soldats ukrainiens s'entraînent avec leurs chars dans la région de Kharkiv, en Ukraine, le 10 février 2022 - Sergey BOBOK © 2019 AFP

TROIS QUESTIONS. Alors que la Russie déplace des milliers de soldats aux frontières de l'Ukraine, la spécialiste de l'Ukraine Alexandra Goujon raconte à BFMTV.com la guerre qui se joue depuis sept ans maintenant à l'intérieur du pays, entre séparatistes pro-russes et soldats ukrainiens.

L'escalade des tensions entre la Russie et l'Ukraine ces dernières semaines fait craindre le déclenchement d'une invasion par la Russie et le début d'un nouveau conflit armé entre les deux pays. Mais si elle est peu évoquée, la guerre en Ukraine dans la région du Donbass (Est du pays), entre séparatistes prorusses et l'armée ukrainienne, est toujours en cours depuis 2014, et a fait au total plus de 14.000 morts.

Cette guerre a été déclenchée après la révolution ukrainienne de Maïdan en 2014, qui a entrainé la mise en place d'un nouveau gouvernement ukrainien, rejeté par une partie de la population, ce qui a entraîné un soulèvement séparatiste dans l'Est du pays. Depuis, deux républiques, celle de Donetsk et celle de Lougansk, ont déclaré leur indépendance, et une frontière sépare leurs territoires auto-proclamés du reste de l'Ukraine. Sur cette ligne de contact, les tirs sont quotidiens.

Carte du Donbass, à l'Est de l'Ukraine, une région coupée en deux (ligne rouge) avec à droite les deux républiques indépendantes prorusses et à gauche l'Ukraine
Carte du Donbass, à l'Est de l'Ukraine, une région coupée en deux (ligne rouge) avec à droite les deux républiques indépendantes prorusses et à gauche l'Ukraine © OSCE

La spécialiste de l'Ukraine et de la Biélorussie Alexandra Goujon, maître de conférence à l'université de Bourgogne, enseignante à Sciences Po et auteure de L'Ukraine, de l'indépendance à la guerre, revient pour BFMTV.com sur cette guerre à l'Est de l'Europe en cours depuis plus de sept ans.

· BFMTV.com: Comment les Ukrainiens vivent-ils cette guerre depuis 2014?

Alexandra Goujon: "Il y a un conflit en Ukraine depuis 2014, et ce n'est pas un conflit gelé, la guerre fait partie du quotidien des Ukrainiens, la guerre est une réalité depuis 2014. Mais on ne la vit pas de la même manière quand on est à Kiev [capitale de l'Ukraine, ndlr], ou même à Marioupol, qui est à 15 kilomètres de la ligne de front, et si on est tout près de la ligne de contact. Il y a encore des personnes qui vivent dans ce qu'on appelle la zone grise, qui est une zone entre le dernier checkpoint ukrainien et le premier checkpoint séparatiste.

On a une population qui souvent pour des raisons financières n'a pas voulu ou n'a pas pu quitter ces territoires, des personnes qui sont attachées à leurs maisons donc elles restent. Mais il y a des problèmes d'accès à l'eau, l'électricité, aux soins, et des dangers d'être blessé bien évidement. Normalement, les tirs sont plutôt sur l'armée ukrainienne mais bien évidemment il y a encore des tirs avec parfois des maisons qui sont touchées. Il y a des soldats qui décèdent presque toutes les semaines, donc même si vous êtes loin de la zone de contact, si vous avez quelqu'un de votre famille qui est sur le front bien évidemment votre vie n'est pas la même que si vous ne connaissez personne d'engagé.

Mais en parallèle, vous pouvez très bien vivre ailleurs dans le pays, vaquer à vos occupations au quotidien et oublier la guerre, ce n'est pas forcément toujours l'actualité principale en Ukraine. Ce n'est pas un conflit gelé, il y a des tirs tous les jours, mais c'est un conflit de basse intensité pour l'instant."

· Comment a-t-elle changé la société?

"Depuis l'indépendance de l'Ukraine (1991), 2014 est véritablement un changement profond de la société. En 2014 il y a la révolution de Maïdan, qui entraine pour certains un changement de vie: il y a des gens qui arrêtent toute occupation et qui font la révolution, ou qui naviguent entre leurs occupations professionnelles et le militantisme. Cette révolution déjà entraine un changement. Ensuite, après la révolution, il y a les changements de pouvoir, puis l'annexion de la Crimée, puis le séparatisme dans le Donbass, jusqu'à la proclamation de l'indépendance des républiques séparatistes le 11 mai 2014 puis l'élection du nouveau président ukrainien le 25 mai 2014.

Effectivement à partir de ce moment-là, il y a une partie de la population ukrainienne qui s'engage dans différents domaines. Il y a un engagement citoyen pour la transformation du pays, les réformes, la lutte contre la corruption, la démocratie etc... Il y a aussi ceux qui vont faire de l'aide humanitaire aux soldats, aux réfugiés, et des personnes qui se sont engagées dans l'aide humanitaire en 2014 continuent aujourd'hui. Il y en a qui ont créé des structures comme 'l'aide aux soldats', 'l'aide aux blessés'... Cela a développé énormément d'entraide.

En 2014, il y a aussi des civils qui ont plus ou moins une formation militaire qui s'engagent dans le combat. L'armée ukrainienne est en effet assez faible, elle n'est pas préparée à un conflit, donc il y a des bataillons de combattants qui sont constitués, et des gens vont s'engager dans le combat.

Mais ces dernières semaines, face à l'escalade de la Russie, les dirigeants ukrainiens sont beaucoup plus rassurants. Alors que les États-Unis parlaient d'invasion imminente, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a fait encore ce week-end un discours rassurant, disant que depuis 2014 le budget de l'armée avait augmenté, qu'il y avait une augmentation des capacités militaires... Depuis 2014, l'Ukraine se prépare à toute éventualité."

· L'escalade récente dans le conflit est-elle inédite?

"Il y a eu des hauts et des bas dans ce conflit, c'est à dire qu'il y a des moments où le cessez-le-feu est bien respecté, d'autres où il est moins bien respecté... Cette question d'escalade militaire c'est quelque chose dont on a déjà parlé, en avril 2021 par exemple. C'est un peu cyclique ce regain de tensions.

Par contre ce que l'on peut dire, c'est que c'est le déploiement militaire de la Russie qui alarme. L'Ukraine était encerclée, avec les exercices militaires au nord en Biélorussie, avec pas loin de 147.000 hommes sur les frontières orientales de l'Ukraine, et puis tous les exercices en Mer Noire avec des navires de guerre russes. Ce déploiement militaire autour de l'Ukraine est inédit depuis 2014. Toutefois, visiblement pour le moment il n'y a pas de regain de tension sur la ligne de contact [dans le Donbass], ce qui arrive depuis 2014.

La guerre, les Ukrainiens la vivent quand ils sont près de la ligne de contact, il y a des bombardements, il y a des tirs, donc la tension de l'escalade militaire actuelle, ils ne la perçoivent pas, ils perçoivent la guerre en cours. Mais dans le pays il y a un regain de tension que les Ukrainiens vivent, et que certains essayent en partie de transformer par une action, en s'engageant notamment dans des formations militaires. Ces formations militaires existaient avant mais cela a pris une plus grande ampleur, et cela c'est récent. L'idée c'est de se dire que si demain il se passe une invasion, il faut être préparé."

Salomé Vincendon
Salomé Vincendon Journaliste BFMTV