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Port d'armes: de Sandy Hook à Uvalde, 10 ans de tueries et de statu quo aux États-Unis

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Il y a dix ans, après le massacre commis dans l'école Sandy Hook de Newton, la présidence américaine avait promis de grandes mesures pour contrôler le port d'armes. Mais le changement n'est jamais venu.

De nouveau, l'horreur et la sidération. Mardi, Salvador Ramos, à peine âgé de 18 ans, a pénétré dans l'école primaire d'Uvalde au Texas, y a ouvert le feu, tuant 19 enfants de moins de dix ans, auxquels s'ajoutent deux membres du personnel. Après que les bâtiments de l'administration - jusqu'à la Maison Blanche - ont mis en berne leur bannière étoilée, le président Joe Biden s'est adressé à la nation.

"Mais pour l'amour de Dieu, quand ferons-nous face au lobby des armes? Quand pour l'amour de Dieu ferons-nous ce que nous savons tous devoir faire?", a-t-il lancé.

Le chef d'État a encore voulu "transformer la douleur en action". Un cri du coeur qui rappelle les mots et les larmes de Barack Obama après la tuerie commise le 14 décembre 2012 dans l'école primaire de Sandy Hook, à Newtown. Ce jour-là, un forcené avait emporté la vie de 28 personnes dont 20 enfants, et Barack Obama s'était engagé à prendre "des mesures significatives".

"Nous devons changer", avait-il insisté.

Pourtant, en dix ans rien n'a changé, et de massacre en massacre, les États-Unis continuent d'écrire leur litanie de sang.

Sandy Hook, une occasion manquée après l'horreur

Les facteurs sont multiples pour expliquer cette force d'inertie. Il y a d'abord la face émergée de l'iceberg, d'ailleurs désignée par Joe Biden mardi soir: le lobby des armes. Soit la National Riffle Association, la surpuissante NRA, montée sur son cheval de bataille traditionnel érigé en pierre angulaire de la Constitution américaine: le deuxième amendement. Adopté en 1791, et toujours en vigueur, il stipule:

"Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé".

Si ce texte est gravé dans le marbre depuis plus de deux siècles, il a bien failli être biffé dans la foulée du traumatisme de 2012, l'électrochoc Sandy agissant comme le catalyseur du débat sur le renforcement du contrôle du port d'armes.

Au Congrès, la majorité démocrate porte alors de hautes ambitions en la matière: on propose d'étendre les vérifications sur la personnalité des acheteurs, d'interdire la détention de fusils d'assaut en même temps que les chargeurs de grande capacité.

"On avait été à deux doigts de parvenir à changer la législation des armes au Congrès après Sandy Hook", pointe ainsi l'historien spécialiste des Etats-Unis, François Durpaire, sur notre plateau ce mercredi matin.

À deux doigts peut-être, mais pour finir, la classe politique n'a pas lâché la crosse. En avril 2013, seule une cinquantaine de sénateurs - dont quelques Républicains - ont soutenu le projet de loi, échouant à atteindre le quorum des 60 voix nécessaires.

Un affrontement politique

Car le fond du problème est politique et procède de l'affrontement partisan. "Le combat politique est toujours sous-jacent derrière ces massacres", a ainsi rappelé l'avocat français installé à Washington, Olivier Piton, en duplex sur notre antenne ce mercredi. Pour l'homme de loi, le statu quo devrait encore prévaloir cette fois-ci.

"Il y a très peu de chances qu'il y ait des changements considérables, d'autant que les Démocrates ont une majorité assez faible, que les élections intermédiaires arrivent et devraient voir les Républicains l'emporter - c'est en tout cas ce que les sondages indiquent - donc on est plutôt à l'inverse d'une modification dans le bon sens de la législation".

La dernière fois que les congressmen américains ont serré la vis aux détenteurs d'armes à feu remonte à 1998. "Il s'est agi d'interdire la vente d'armes aux personnes déjà condamnées et aux personnes séjournant illégalement aux États-Unis. C'est une avancée très faible", a résumé Olivier Piton. Et en avril 1999, Eric Harris et Dylan Klebold abattaient 13 personnes dont douze élèves dans leur lycée de Columbine.

Le contre-exemple de la Floride après Parkland

Le schéma se complique encore d'une donne supplémentaire. En plus de la règle fédérale en effet, chaque État choisit son propre régime de port d'armes. De l'"open carry" (soit le port d'armes dans l'espace public à la vue de tous) au "concealed carry" (soit le port autorisé à l'extérieur mais cette fois de manière dissimulée), les combinaisons sont nombreuses.

Selon les couleurs locales, les législations entourant la possession et l'emploi d'armes à feu ont même eu tendance à s'assouplir. "Sur les plateaux télés de la droite américaine, on veut bien relancer le débat mais pas celui du renforcement des contrôles. Le débat qu'on relance, c'est sur le port d'armes des professeurs", a illustré François Durpaire.

"C'est déjà ce qu'il se passe en Floride où, à la suite du massacre au lycée de Parkland, la loi a changé et les professeurs ont le droit de porter une arme", note-t-il.

Les 17 morts laissés par l'assassin Nikolas Cruz sur les dalles de son ancien établissement le 14 février 2018 ont certes marqué l'histoire récente des États-Unis mais n'en ont pas inversé le cours, bien au contraire.

Des chiffres qui disent l'ampleur du phénomène

Et encore, la Floride n'est pas logée à la pire enseigne. Car au triste palmarès des États les plus souvent endeuillés par des tirs en milieu scolaire, c'est le Texas qui décroche la palme. Depuis 2013, il en a connu 78.

Les chiffres sont effectivement ahurissants. En 2022 - en cinq mois donc - on a déjà déploré 27 fusillades dans des écoles sur le territoire américain.

Récurrence des bains de sang au Texas, Sandy Hook, Parkland, ou encore la tuerie à l'Université de Virginia Tech en 2007 - pour ne prendre qu'un exemple de plus... un constat semble s'imposer. Aussi accablant soit-il, le drame d'Uvalde ne serait qu'un massacre scolaire de plus, commis sur le mode d'un effroyable Business as usual, une fatalité dans un pays où 270 millions d'armes à feu circulent librement et légalement dans les mains des particuliers.

De "pire en pire"

On se tromperait lourdement, cependant, à ne voir dans cette dernière atrocité que le nouveau jalon d'une dynamique qui resterait toujours égale à elle-même. Non, à dire vrai, celle-ci empire, comme le note François Durpaire. "Lundi - la veille de ce drame - un rapport du FBI est sorti. Il dit: 'Ce qu'il se passe est pire que jamais dans l'histoire des États-Unis'. Sur les 20 tueries de masse les plus meurtrières de l'histoire, huit ont eu lieu depuis 2014".

"C'est de plus en plus meurtrier", conclut l'historien.

Le conservatisme institutionnel dégrade de surcroît ce climat. "Depuis 2008, la Cour suprême est de plus en plus à droite. Cette droite estime qu'on ne peut pas revenir sur cet amendement sur le port d'armes et c'est ce qui bloque tout", a ainsi fustigé l'ancien procureur fédéral américain Eric Lisann sur notre chaîne ce mercredi. 2008 donc: dans l'arrêt Heller contre le District de Columbia, la Cour suprême juge que les particuliers ont bien le droit de détenir une arme à feu.

Une interprétation toujours ouverte

Le deuxième amendement pèse décidément de tout son poids sur le débat public. "S'il y a une guerre culturelle aux États-Unis autour du débat cherchant à savoir si l'arme menace ou si elle protège, le deuxième amendement fait l'objet d'un consensus: on peut éventuellement le réinterpréter mais pas le supprimer", nous confiait François Durpaire dès 2019, dans le sillage d'un week-end d'août lors duquel 31 personnes avaient été tuées à Dayton et El Paso.

Il y a toutefois deux manières d'analyser cette jurisprudence. Car cette latitude dans l'interprétation du texte montre qu'on ne saurait refermer la discussion autour de la signification de ce deuxième amendement. Celui-ci ouvre-t-il l'accès aux armes à feu pour tout un chacun ou pour les seules "milices" instituées? L'arrêt Heller penche à l'évidence pour la première option, mais "on peut tout aussi bien imaginer une Cour suprême statuant sur l'interprétation inverse dans quinze ans", poursuit François Durpaire.

L'opinion est polarisée

Cependant, les juristes de la Cour suprême n'en font pas qu'à leur tête. Ils reflètent un certain état de l'opinion américaine. Le deuxième amendement visait à l'époque de sa rédaction à prémunir l'individu contre la tyrannie éventuelle d'un pouvoir toujours un peu suspect, et potentiellement envahissant. Un argument qui continue à porter.

"Si seulement 30% des Américains possèdent des armes à feu, il y a un soutien assez important en faveur du deuxième amendement", a introduit ce mercredi sur BFMTV, Marie-Christine Bonzom, journaliste spécialiste des États-Unis.

"Mais il y a aussi un soutien important autour de la restriction des armes à feu", constate-t-elle également.

La correspondante a relevé le pessimisme local: "Il y a l'idée que même en imposant des restrictions, celles-ci ne seraient pas efficaces".

Une piste pour s'en sortir

Les pronostics demeurent sombres, et on imagine mal, ce mercredi, les États-Unis prendre un virage les éloignant de ce port d'armes pour le moins décomplexé. Des pistes existent pourtant. Marie-Christine Bonzom en a retenu une.

"La réforme fondamentale aux Etats-Unis, qu'est-ce que ce serait? Ce serait une réforme qui s'inspirerait de ce qui a été fait en Australie, c'est-à-dire la création d'un registre national des armes à feu", avance-t-elle.

Les Australiens ont en effet durci la législation autour des armes en 1996. D'après une étude publiée en 2017 par deux chercheurs, ce nouvel encadrement a permis une baisse de 61% du nombre de morts par armes à feu dans le pays par rapport aux standards régnant avant sa mise en place.

Robin Verner
Robin Verner Journaliste BFMTV