Intimidations, chasse aux sorcières… aux États-Unis, la liberté d’expression "s’érode jour après jour"

Des manifestants se rassemblent devant le El Capitan Entertainment Centre, où est enregistrée l'émission Jimmy Kimmel Live!, à Hollywood, en Californie, le 18 septembre 2025. - J.W. HENDRICKS / NurPhoto / NurPhoto via AFP
Un paradoxe abyssal. La liberté d'expression, constitutive de la société américaine et sacralisée dans le premier amendement de sa constitution, est mise à mal aux États-Unis depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche.
Et d'autant plus ces derniers jours, depuis l'assassinat le 10 septembre de l'influenceur ultraconservateur Charlie Kirk, tué d'une balle dans le cou alors qu'il animait un débat sur un campus universitaire dans l'Utah. Un événement tragique que le président américain utilise pour verrouiller l'opposition et les critiques à son égard.
Un animateur suspendu, le mouvement antifa désigné comme "terroriste"...
L'humoriste Jimmy Kimmel, animateur d'un "late show" très populaire aux États-Unis sur la chaîne ABC, va être privé d'antenne, et son émission suspendue "pour une durée indéterminée". Son tort? Avoir accusé la droite américaine d'exploiter politiquement l'assassinat de Charlie Kirk.
"Nous avons atteint de nouveaux sommets ce week-end, avec la clique MAGA ("Make America Great Again", NDLR) qui s'efforce désespérément de présenter ce jeune qui a assassiné Charlie Kirk comme quelqu'un d'autre qu'un des leurs et qui fait tout son possible pour en tirer un avantage politique", a lancé l'animateur, souvent critique de Donald Trump, dans son émission.
"Excellente nouvelle pour l'Amérique (...) Félicitations à ABC d'avoir enfin eu le courage de faire ce qui devait être fait. Kimmel n'a AUCUN talent", a salué le président sur son réseau Truth Social.
Vingt minutes plus tard, dans une autre publication, Donald Trump se fend d'une annonce:
"Je suis heureux d'informer nos nombreux patriotes américains que je désigne ANTIFA, UNE ORGANISATION RADICALE DE GAUCHE MALADIVE, DANGEREUSE ET CATASTROPHIQUE, COMME UNE ORGANISATION TERRORISTE MAJEURE", a-t-il écrit, usant des majuscules comme à son habitude.
La Maison Blanche avait annoncé en début de semaine son intention de réprimer le "terrorisme intérieur" de gauche après la mort de l'influenceur conservateur. Les États-Unis se déchirent en effet sur le profil du suspect, Tyler Robinson, formellement inculpé par les autorités qui ont requis la peine capitale contre lui.
Ce jeune homme élevé par des parents républicains est présenté par une large partie de la droite comme un tueur d'"extrême gauche". Il avait dénoncé auprès de ses proches la "haine" véhiculée, selon lui, par Charlie Kirk et a utilisé des munitions gravées d’inscription à la tonalité antifasciste.
"La liberté d'expression s'érode jour après jour"
Ces deux exemples ne sont que les plus saillants d'une longue liste. Ces derniers jours, des dizaines de personnes ont perdu leur emploi pour un simple message sur les réseaux sociaux critiquant l'influenceur conservateur assassiné. Le vice-président J.D Vance a incité à "dénoncer" toute personne qui "célébrerait le meurtre de Charlie" et "à appeler leurs employeurs". La ministre de la Justice Pam Bondi a quant à elle déclaré que les "discours haineux" n'étaient pas protégés au titre du premier amendement.
"L'assassinat de Charlie Kirk, lui-même sanctifié pour avoir défendu le premier amendement, est utilisé par l'administration Trump et toute la nébuleuse qui l'entoure pour attaquer la liberté d'expression des opposants politiques", explique Ludivine Gilli, directrice de l’observatoire Amérique du Nord de la Fondation Jean-Jaurès, contactée par BFMTV.
Avant d'ajouter: "Ils prétendent que ces opposants politiques ont poussé à la violence, alors que la rhétorique de haine et de violence vient du camp présidentiel".
La spécialiste des États-Unis redéfinit même la liberté d'expression "aujourd'hui" par "la liberté d'exprimer une opinion lorsqu'elle est la même que l'administration Trump". Et ce, avant même l'assassinat de Charlie Kirk. "Depuis le retour de Donald Trump au pouvoir, la liberté d'expression s'érode jour après jour", remarque Ludivine Gilli.
Les médias, la cible favorite de Donald Trump
La cible favorite de Donald Trump: les journalistes. Il accuse les grands médias du pays d'être partisans et de relayer de fausses informations à son encontre. Chaque prise de parole publique est l'occasion pour le président américain de fustiger ceux qu'il surnomme les "fake news" et qu'il qualifie d'"ennemis du peuple", de "corrompus" ou de "malades"...
Selon Reporters sans frontières, les États-Unis connaissent "un recul significatif de la liberté de la presse, encore exacerbé avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir pour un second mandat". Le pays est classé 57eme sur 180, soit un niveau historiquement bas.
Dès le 15 février, moins d'un mois après sa prise de pouvoir, le milliardaire républicain a exclu l'agence Associated Press du bureau ovale et du groupe de journalistes habilité à le suivre à bord de l'avion présidentiel Air Force One. Et ce, pour avoir refusé de se conformer à la nouvelle appellation du golfe du Mexique, "golfe d’Amérique". En mai, l'ancien homme d'affaires a signé un décret afin de couper le financement de deux importants réseaux publics qu’il accuse d’être biaisés, la télévision PBS et la radio NPR.
Il multiplie également les attaques en justice. En pleine campagne présidentielle, Donald Trump avait assigné en justice la célèbre émission "60 minutes" de CBS News, qu’il accuse d’avoir favorisé Kamala Harris dans une interview. En juillet dernier, la société mère Paramount a accepté de lui verser 16 millions de dollars pour mettre un terme aux poursuites judiciaires.
Quelques jours plus tard, le président a réclamé au moins dix milliards de dollars pour diffamation au Wall Street Journal à cause d'un article lui attribuant une lettre salace adressée à Jeffrey Epstein en 2003. Le 16 septembre, il a également annoncé poursuivre le New York Times en diffamation pour des articles sur cette même lettre. Il réclame au quotidien la somme astronomique de 15 milliards de dollars.
"Ce sont des symboles. Tout ceci a la volonté de les faire rentrer dans le rang", souligne Ludivine Gilli.
Les "menaces" du premier mandat "mises à exécution"
Des politiques de gauche font les frais de cette chasse aux sorcières. Pour exemple, en juin dernier, le sénateur démocrate de Californie, Alex Padilla, a été exclu manu militari puis menotté après avoir interpellé la secrétaire à la sécurité intérieure, Kristi Noem, qui s’exprimait sur la situation migratoire lors d'une conférence de presse à Los Angeles.
La députée démocrate du New Jersey LaMonica McIver est quant à elle poursuivie par le ministère de la Justice pour agression sur des forces de l’ordre lors d’une visite dans un centre de police douanière et de contrôle des frontières.
Les universités, accusées de propager l'idéologie "woke", subissent également les foudres du président. La doyenne des universités américaines, Harvard, a été menacée de gel de ses financements - avant d'obtenir gain de cause devant la justice.
Accusée d'encourager les comportements antisémites depuis les manifestations étudiantes propalestiniennes de 2024, Harvard avait refusé de se conformer aux exigences du président américain, notamment celle de mettre fin aux programmes visant à favoriser la diversité.
La prestigieuse université Columbia de New York est dans la ligne de mire tout comme l'université de Virginie. Des étudiants étrangers sont aussi arrêtés et détenus, parfois plusieurs mois avant d'être relâchés, pour avoir manifesté en faveur de la population palestinienne à Gaza.

"Lorsqu'on s'exprime aux États-Unis, on n'a pas la certitude qu'on va se faire arrêter ou cibler. Mais on n'a pas la certitude non plus que l'on n'aura pas d'ennuis. C'est ça qui a changé", affirme la directrice de l’observatoire Amérique du Nord de la Fondation Jean-Jaurès. "Pendant le premier mandat de Donald Trump, il y avait des menaces, là on voit les menaces mises à exécution."
Donald Trump garant de la liberté d'expression? Une "ironie"
Ces atteintes à la liberté d'expression sont d'autant plus paradoxales que Donald Trump lui-même s'est érigé comme garant du premier amendement de la Constitution.
Le jour de son investiture, le 20 janvier, le président a publié un décret visant à "restaurer la liberté d'expression et à mettre fin à la censure fédérale". Dans cet acte officiel, il suspend implicitement la lutte contre la désinformation ou la mésinformation en ligne.
"Au cours des quatre dernières années, l'administration précédente (l'administration Biden, NDLR) a bafoué la liberté d'expression en censurant les propos des Américains sur les plateformes en ligne, souvent en exerçant d'importantes pressions coercitives sur des tiers, tels que les réseaux sociaux, pour modérer ou supprimer de toute autre manière les propos que le gouvernement fédéral désapprouvait", est-il dénoncé dans le décret.
Pour le directeur du bureau Amérique du nord de Reporters sans frontières, Clayton Weimers, cette prise de position est "particulièrement ironique". "Donald Trump se nomme défenseur en chef de la liberté d'expression alors qu'il continue à s'attaquer personnellement à la liberté de la presse et qu'il a juré d'armer le gouvernement fédéral contre les propos qu'il n'aime pas", rappelle le membre de RSF dans une note.
Le président américain a également nommé à la tête du régulateur américain des télécoms Brendan Carr, qu'il qualifie de "guerrier de la liberté d'expression". Ce républicain s'est donné comme mission de "démanteler le cartel de la censure" imposé selon lui par les géants de la tech que sont Facebook, Google, Apple ou encore Microsoft. Brendan Carr est de fait soutenu par Elon Musk: le milliardaire, un temps très proche du président, se présente lui-même comme un “absolutiste de la liberté d’expression".
Une autre "ironie" est pointée du doigt par la spécialiste des États-Unis, Ludivine Gilli. "Donald Trump et la sphère conservatrice aux États-Unis n'ont eu de cesse ces dernières années de crier au scandale contre la fameuse 'cancel culture'", souligne-t-elle.
"Les mêmes qui accusaient les démocrates et la gauche au sens large de les empêcher de s'exprimer sont ceux qui aujourd'hui menacent, répriment, bâillonnent."
Des parlementaires démocrates ont annoncé ce jeudi qu'ils allaient proposer une loi pour "protéger la liberté d'expression" menacée". L'analyste Ludivine Gilli tourne quant à elle son regard vers la Cour suprême. "On va voir comment va se positionner la Cour suprême sur ce sujet, sachant qu'elle a déjà eu des positions ambivalentes", remarque-t-elle. "Elle est le dernier rempart".