La BD de la semaine: Ted Stearn commente Fuzz & Pluck 3

- - © Ted Stearn / Cornélius 2016
Depuis vingt-trois ans, l’Américain Ted Stearn dessine Fuzz & Pluck, série picaresque encore trop méconnue narrant les mésaventures d’un ours chétif et d’un coq égocentrique. Son fantasque univers où cohabitent humains, animaux anthropomorphisés et objets animés a su séduire le festival d’Angoulême, qui lui a décerné en 2014 son Prix de la meilleur série. Le troisième album, L’Arbre à Thunes, hilarante chasse aux trésors, a paru fin septembre aux éditions Cornélius.
De passage à Paris à cette occasion, Ted Stearn a accepté de répondre aux questions de BFMTV.com. Animateur sur des séries comme Beavis & Butt-Head, King of the Hill et Rick & Morty, celui-ci a mis sept ans pour achever ce nouveau tome. Installé dans un café parisien, il dévoile les secrets de la création de cette oeuvre dessinée en partie il y a trois ans à Angoulême.

Fuzz & Pluck
"Je les ai créés il y a longtemps en griffonnant sur un papier. Je les ai trouvés très étranges, très hideux. À présent, j’aime leur apparence. C’est très difficile de faire quelque chose de drôle et de beau à la fois. On m’a dit que mon trait était désordonné, peu sophistiqué, peu aimable. Il est maladroit et ce n’est pas grave. C’est bon pour mes personnages et pour mon histoire. Si Pluck était beau, cela ne fonctionnerait pas. Pluck est un coq que tout le monde confond avec une poule. En anglais, ‘poulet’ [chicken] signifie aussi 'avoir peur' et 'pluck' 'être courageux'. 'Fuzz' désigne le pelage de l’ours, mais aussi quelqu’un de sentimental. Fuzz est comme un petit garçon. Il doit affronter le monde réel qui est plutôt cruel envers lui. Il a du mal, il est trop innocent."

Cauchemar
"Je pense souvent à la mort, comme beaucoup de gens. Cela m’a amusé de choquer le lecteur en imaginant dès le début la mort de mes personnages. Pour une planche comme celle-là, je travaille sur un cahier où je place des post-it et où j’esquisse chaque page. C’est ce que j’appelle un 'dummy book'. Je le regarde et je dessine tout au crayon, de manière très détaillée. Le crayonné, c’est la phase la plus difficile. Tout doit être à sa place. Puis je passe à l’encrage, avec une plume. Peu de gens en utilisent encore, mais j’apprécie les lignes qu’elle accomplit. C’est très agréable lorsque l’on encre sur du beau papier. J’efface ensuite les traces de crayon et je scanne les planches sur Photoshop. Je dessine du début jusqu’à la fin de l’album la case et les bulles, puis tous les personnages, et enfin tous les arrière-plans. Cela me permet de dessiner les personnages comme je l’entends, de les comprendre, pour qu’ils soient réguliers tout au long de l’histoire."

Influences
"Quand j’étais enfant, j’aimais lire Carl Barks et les aventures de Picsou. Snoopy aussi. Et les dessins animés de la Warner Bros, les Looney Tunes. Dans les années 1990, quand je me suis replongé dans les comics, j’ai préféré lire des histoires très anciennes, comme Krazy Kat [de George Herriman, réédité en français aux éditions Les Rêveurs]. Comme on peut le voir sur cette planche, j’ai aussi été beaucoup influencé par les peintures médiévales où un même lieu est représenté à plusieurs époques. J’aime cette idée du temps qui passe dans une seule image. Je ne crois pas l’avoir déjà fait. Pour les paysages, je me suis inspiré de la Californie."

Rire!
"Je voyais mes personnages en train de voler sur un cheval, une sorte de Pégase, mais je n’avais aucune envie d’en dessiner un. C’est trop cliché. Un soir, j’ai rêvé que j’étais sur un cheval qui avait des fleurs sur la peau. Puis le reste est venu tout seul: y a-t-il quelque chose de plus drôle que les pets? C’est assez inattendu, mais c’est bon de ne pas trop penser pour quelles raisons on crée. Vous devez laisser votre subconscient ouvert. Ce qui vous semble bien, faites-le. Il n’y a pas assez de comics drôles aux Etats-Unis. J’en lisais quelques-uns l’autre jour en me demandant: 'Mais pourquoi les Américains sont-ils si sérieux?' Ça me révolte. Ce n’est pas comme cela que j’envisage les comic books. Je respecte beaucoup en tant qu’artistes Daniel Clowes, Chris Ware, Adrian Tomine mais il y a un manque d’humour qui me paraît très étrange puisqu’il y a des choses drôles partout dans mon pays. Regardez Chris Ware, c’est très triste. Les images sont magnifiques, mais j’ai besoin de rire. Pour moi, la vie est drôle et très étrange. On me dit que j’ai imaginé des choses saugrenues dans le tome 2 avec le Citron qui parle. Je leur réponds: 'avez-vous vu les gens qui marchent dans la rue?' On me dit que c’est de la fantasy. Pour moi c’est un miroir de la réalité."

L’absence de gros plans
"C’est conscient. Dans Krazy Kat, il n’y a pas de gros plans. Dans les films muets non plus. Les personnages utilisent leur corps, ils interagissent avec leur environnement. Et je ne peux pas faire cela si j’ai des gros plans. J’y pense beaucoup dans Fuzz & Pluck. Dans les dessins animés, c’est une béquille, une facilité quand on ne sait pas quoi faire. Pour le style, je pense très souvent aux films muets. J’imagine la page comme une surface plate. Je ne pense pas aux angles. J’essaye de revenir aux origines des comic strips, avant l’invention du cinéma. Je veux que mes dessins ressemblent ni à des photographies, ni à des plans de films. Le dessinateur n’est pas une caméra, c’est un humain: il perçoit la réalité d’une autre manière."
Fuzz & Pluck 3, Editions Cornélius, Collection Pierre, 288 pages, 25,50 euros.
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