Pourquoi le mouvement social semble avoir tant de mal à prendre

La manifestation de la "marée populaire", le 26 mai 2018, à Paris. - ZAKARIA ABDELKAFI / AFP
Alors que les cheminots attaquent leur 24e journée de grève depuis le démarrage du mouvement début avril, le projet de réforme de la SNCF arrive au Sénat ce mardi. Selon les chiffres de la direction de la compagnie ferroviaire, la mobilisation est tombée à son plus bas niveau depuis le début de la contestation, avec un taux de grévistes de 13,97%. Dans la rue, la "marée populaire" de samedi a réuni 93.315 personnes en France selon le ministère de l’Intérieur (180.000 selon les organisateurs). Ils étaient quasiment 120.000 le 19 avril pour la mobilisation interprofessionnelle organisée par la CGT. Alors que certains redoutaient un nouveau 1995, la mobilisation semble avoir beaucoup de mal à prendre, ou en tout cas à s’étendre au-delà des professions concernées. De quoi dire, du coup, que les Français sont finalement d’accord avec les réformes?
Pour Stéphane Sirot, professeur d’histoire des idées politiques à l’Université de Cergy-Pontoise, spécialiste des mouvements sociaux, "il ne faut pas confondre le fait que le mobilisation dans la rue semble être moins puissante que certains auraient pu l’espérer, avec une espèce d’assentiment aux réformes. C’est une relation un peu facile que peuvent faire certains politiques, mais ça ne veut pas dire que le mécontentement n’est pas présent".
"C’est une mobilisation en demi-teinte", convient de son côté Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof et enseignant à Sciences Po. "Mais il faut essayer d’aller un peu au-delà de la bataille de chiffres, parce qu’on ne constate pas non plus un effondrement de ces mobilisations. C’est un coup un peu plus, un coup un peu moins. N'oublions pas par ailleurs le contexte très particulier de l'élection de 2017. Un segment toujours important de l'électorat dit qu'il faut peut être attendre de voir ce que ça va donner avec Emmanuel Macron."
"On ne voit pas bien quel sujet dans l’agenda des réformes va pouvoir faire prendre du poids à la contestation sociale"
Pour qu’un mouvement social prenne une ampleur supplémentaire, les Français ont également besoin "de voir les conséquences d’une réforme rapidement, et notamment au portefeuille", estime Rémi Bourguignon, chercheur associé au Cevipof, et enseignant à l’IAE de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. "Et ce n’est pas le cas, ou en tout cas pas directement, dans le cadre de la lutte des cheminots, des étudiants ou des EPHAD."
"Les gens peuvent ne pas être d’accord avec la politique du gouvernement, ou être sceptique, mais pour provoquer une mobilisation il faut autre chose. Emmanuel Macron a pour tactique de bien découper les sujets pour éviter qu’il y ait un mot d’ordre un peu globalisant. Pour le moment on ne voit pas bien quel sujet dans l’agenda des réformes va pouvoir faire prendre du poids à la contestation sociale."
Traditionnellement, celle-ci s’appuie sur les syndicats, dont la stratégie fluctuante depuis plusieurs mois n’aide pas la mobilisation. "Ils ont commencé par une grève très centrée sur la SNCF", décrypte Rémi Bourguignon. "Puis ils ont essayé de montrer qu’il y avait un mot d’ordre plus général, la défense du service public. Ça n’a pas bien fonctionné. Ils ont tenté d’autres convergences des luttes au sein du mouvement syndical, ça n’a pas marché. Aujourd’hui ils sont dans une nouvelle étape, ils cherchent une convergence entre le politique et le syndical, et ça n’a pas l’air de fonctionner non plus. Il y a un tâtonnement de la CGT qui nuit aussi, parce que ça rend le mouvement absolument illisible pour les Français."
"Quand on subit des défaites pendant quinze ans, ça a un impact"
Lors des grandes grèves de 1995, "on avait une revendication commune, bien identifiée et simple à faire passer dans le corps social", reprend Stéphane Sirot. C’est moins le cas cette fois, mais "ça relève du travail syndical d’être en capacité de faire la démonstration qu’il existe selon eux un fil conducteur" entre les mécontentements. Désormais, chez les syndicats, la comparaison avec 1995 relève du mirage.
"Depuis 15 ans, au niveau des mobilisations nationales, qui parfois pouvaient être très puissantes comme en 2010 sur la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, les organisations syndicales qui mobilisent dans la rue ou qui appellent à la grève sur les sujets nationaux connaissent l’échec à chaque fois. Quand on subit des défaites pendant quinze ans, ça finit par avoir un impact moral."
C’est ce que Rémi Bourguignon appelle "une vision presque utilitariste du mouvement social: on se mobilise quand on pense que ça peut faire aboutir". C’est encore plus vrai dans une période où "la pression économique sur les individus est lourde", mais ça ne veut pas dire que les Français "ne soutiennent pas le scepticisme vis-à-vis de la politique gouvernementale". Selon le chercheur, "on a l’impression que ça va se polariser sur une frange très resserrée de gens très militants, mais la grande majorité des Français qui ont un regard pragmatique sur la mobilisation sociale va s’en détourner de plus en plus".
"Pour que tout l’électorat de gauche embraye là-dessus, il faudra un peu plus de temps"
En bout de chaîne, "on a l’impression qu’il y a un rapport de force, mais que les organisations qui l’initient ne se sentent pas suffisamment armées pour aller jusqu’à un rapport de force plus brutal", reprend Stéphane Sirot. Un état de fait qui contraste avec "un décalage entre la capacité à mobiliser et le soutien dont bénéficie les mouvements dans leurs bases", constate Rémi Bourguignon. Selon lui, en utilisant l’outil de la mobilisation, les grandes confédérations syndicales ont pris le risque de voir le piège se refermer sur elles: "Ça donne une image biaisée, le sentiment qu’elles sont peu soutenues, peu entendues, alors qu’en fait elles le sont. C’est simplement que les individus ne se mobilisent pas."
Ou alors pas pour le moment. Selon Bruno Cautrès, il faut d’abord que la gauche politique avance dans sa reconstruction.
"Le travail du politique, normalement, devrait être justement de proposer aux électeurs de sa famille politique une grille de lecture mettant bout à bout toutes ces réformes et proposant une histoire qui dirait "il y a un projet qui vise à détruire l’Etat protecteur". C’est bien la narration que la France Insoumise essaie de faire exister. Mais je crois que pour que tout l’électorat de gauche embraye là-dessus, il faudra un peu plus de temps".
Il voit d'ailleurs dans la "marée populaire" lancée par une soixantaine de mouvements, de partis, d’associations et de syndicats "une tentative de commencer à nouer des fils à l’intérieur de la gauche hors-PS". "Le PS n’est pas remis des élections de 2017, il a un problème de positionnement et de leadership", reprend Bruno Cautrès. "L’espace occupable par les forces de gauche est celui d’une opposition assez frontale et radicale à Emmanuel Macron, incarnée par la France Insoumise. Mais on voit une tentative de gens qui sont en train de se tester, de se chercher. On parle beaucoup d’un rapprochement entre Génération-s, le mouvement de Benoit Hamon, et EELV pour les Européennes, par exemple. On sera sans aucun doute amener à dire des choses différentes dans un an et demi quand on sera à mi-mandat d’Emmanuel Macron."