La raclette a 450 ans: mais au fait, est-elle suisse ou française?

Un serveur durant le championnat du monde de raclette à Morgins, en Suisse, le 28 octobre 2023 (photo d'archive) - VALENTIN FLAURAUD / AFP
Elle est souvent présentée comme une spécialité culinaire française et figure régulièrement en tête des plats préférés des Français: la raclette. Pourtant, ce plat qui tient son nom d'un fromage est aussi indissociablement liée à la Suisse. Alors, la raclette est-elle française ou helvète?
Il n'y a pas de débat sur le sujet, considère Loïc Bienassis, chargé de mission scientifique à l'Institut européen d'histoire et des cultures de l'alimentation (université François-Rabelais de Tours). "La raclette est suisse", affirme-t-il à BFMTV.com. La Confédération a d'ailleurs célébré en grande pompe ces derniers jours le 450e anniversaire de ce plat devenu un symbole national.
"C'est une préparation emblématique du Valais (un canton frontalier de la France situé au sud de la Suisse, NDLR). Il y a incontestablement un lien entre ce territoire et cette préparation."
"La raclette est un plat valaisan, pas savoyard."
Les premières traces écrites de la recette dateraient ainsi de 1574 et seraient signées d'un certain Collinus, un médecin de Sion, chef-lieu du Valais. "C'est exact et tout à fait attesté", confirme l'historien de l'alimentation Loïc Bienassis. "La recette évoque un 'fromage savoureux, gras et tendre' que l'on fait fondre devant le feu.
Mais il nuance son propos: "À la même époque, on peut trouver un peu partout des traditions de fromages fondus. On a par exemple des témoignages de ce genre dans la Bresse à la fin du Moyen Âge."
L'image "construite" d'un plat valaisan
Cependant, la raclette comme emblème national suisse serait bien plus récente, rappelle l'historien de l'alimentation Loïc Bienassis, également auteur de La Grande Histoire de la gastronomie. "C'est au 19e siècle que s'est construite l'image de la raclette comme un plat valaisan." Il cite notamment le Dictionnaire universel de cuisine pratique, premier livre de cuisine à destination du grand public écrit par Joseph Favre et publié en 1894, qui évoque une recette de fondue à la valaisanne.
"Il s'agit bien d'une raclette, mais rien ne garantit qu'il s'agisse du même fromage qu'aujourd'hui."
Autre légende autour des origines suisses de la raclette: l'histoire de Léon, viticulteur valaisan, qui aurait inventé la raclette "par une froide journée" en faisant chauffer un morceau de fromage sur son feu de bois. "Le plat typiquement valaisan était né", raconte l'Interprofession raclette du Valais AOP.
Loïc Bienassis met néanmoins en garde contre l'image parfois véhiculée de la raclette comme celle d'un plat traditionnel commun. "Faire fondre une demi meule, ça coûte cher", remarque Loïc Bienassis. "Il ne faut pas imaginer les paysans se gavant de raclette. Leur production était avant tout destinée à être vendue." La raclette, un plat de terroir? Une autre légende, selon cet historien.
"La raclette utilise des produits locaux mais c'est d'abord un plat bourgeois qui a notamment été mis au menu des auberges quand elles se sont développées et à destination des urbains."
"Ça vient de nos montagnes"
Concernant l'origine de la raclette, lorsqu'on traverse la frontière, le son de cloche est forcément un peu différent. "Ce n'est pas une question de pays", balaie pour BFMTV.com Frédéric Royer, fromager affineur français à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie). S'il admet que la raclette est "historiquement" davantage associée à la Suisse qu'à la France, Frédéric Royer explique que les bergers ont "toujours fait fondre et mangé le fromage qu'ils produisaient".
"Suisse ou française, disons que ça vient de nos montagnes. C'est un savoir qui s'est déplacé avec les bergers, qu'ils soient suisses ou français."
Ce fromager affineur reconnaît cependant de "petites différences" dans la fabrication, l'affinage et la conservation de la raclette de chaque côté de la frontière. "Les Suisses ont beaucoup plus de variétés de raclette, elle a plus de goût, mais elle est aussi plus fragile à la chauffe", pointe Frédéric Royer.
En revanche, la raclette IGP (indication géographique protégée) de Savoie, reconnue depuis 2017, "est bel et bien française", ajoute-t-il. Une raclette qui se présente "sous la forme d'une meule ronde de six kilos", précise le ministère de l'Agriculture. Un fromage produit en Savoie, Haute-Savoie ainsi que dans certaines communes d'Ain et d'Isère et affiné pendant huit semaines minimum.
Chaque année, la France produit ainsi 2300 tonnes de raclette, selon l'Association des fromages traditionnels des Alpes savoyardes (bien qu'il existe également de la raclette du Jura, sans appellation protégée).
"Le succès d'un appareil domestique"
Quant au triomphe de la raclette en France, Loïc Bienassis considère qu'il s'agit avant tout d'un succès industriel. "Ce n'est pas l'histoire d'un plat savoyard qui aurait gagné tout le pays, mais l'histoire du succès commercial national d'un appareil domestique."
Car si en Suisse la raclette est dégustée en raclant la meule chauffée devant une flamme, la raclette à la française est coupée en tranches puis fondue dans les poêlons d'un appareil à raclette. "Tefal a lancé ses appareils au milieu des années 1970 avec le succès qu'on connaît." En novembre 2021, les ventes d'appareils avaient grimpé de plus de 300%.
"C'est ainsi que la France s'est appropriée la raclette."
Pour le fromager affineur Frédéric Royer, le mot est fort. "La Suisse aussi s'est appropriée la raclette", se défend-il. "Chacun défend son terroir."
Quoi qu'il en soit, la raclette a gagné ses lettres de noblesse des deux côtés de la frontière. L'hiver dernier, le chef Jean-François Rouquette a ouvert un chalet d'hiver sur la terrasse du luxueux hôtel Park Hyatt Vendôme avec un menu "raclette montagnarde". Et c'est en France, et non en Suisse, que le record de la plus grande raclette du monde a été battu.