TOUT COMPRENDRE - Les accusations d'essais cliniques irréguliers contre l'IHU Méditerranée de Didier Raoult

Sous couvert d'anonymat, certains employés de l'IHU de Marseille parlent de pratiques "inhumaines". Dans une enquête publiée ce vendredi, nos confrères de Mediapart révèlent que l'institut, dirigé par le professeur controversé Didier Raoult, mène, depuis plusieurs années des essais cliniques "sauvages" contre la tuberculose. BFMTV.com fait le point sur cette affaire.
• Qu'est-ce qui est reproché à l'IHU, dirigé par Didier Raoult?
Au coeur des révélations de Mediapart, une "expérimentation sauvage contre la tuberculose", initiée par Didier Raoult, et "son adjoint Michel Drancourt", au sein de l'Institut hospitalo-universitaire de Marseille. Le professeur et l'établissement sont ainsi accusés d'avoir mené des essais cliniques irréguliers sur des traitements contre la tuberculose. D'après nos confrères, cette expérimentation a été mise en place "au moins depuis 2017", et "jusqu'en mars 2021".
Invitée sur notre antenne ce samedi, la journaliste Pascale Pascariello, qui a signé l'enquête, explique que "plusieurs alertes" ont été lancées. Ces dernières sont "remontées au Centre national de référence (CNR), à la Pitié Salpêtrière à Paris, qui, dans le cadre de la tuberculose, donne des avis sur le traitement, conseille les médecins", détaille-t-elle. A son tour, le CNR alerte la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf), qui, en novembre 2019, a "demandé à Didier Raoult de cesser ce protocole".
Trois mois plus tôt, en août 2019, l'IHU, qui "administre le traitement depuis au moins deux ans" rappelle Mediapart, soumet à l'Agence nationale de sécurité du médicament (ASNM) un dossier de demande d'autorisation pour pratiquer le protocole en cause. Le mois suivant, l'ASNM envoie à l'Institut une série d'observations et de questions, mettant en cause l'utilité et le fondement de l'étude.
"Aucun argumentaire scientifique n’est apporté sur le choix des molécules, l’association, la posologie et la durée du traitement envisagée", écrit dans ce courrier l'ASNM, citée par nos confrères.
Au vu "des insuffisances notables du dossier, soulevant de nombreuses interrogations sur la justification de l’étude, au regard de la sécurité des participants à la recherche et de leurs modalités de suivi", l'AP-HM (Assistance publique - Hôpitaux de Marseille) a informé l'ANSM de "sa décision de retrait de sa demande d'autorisation d'essai clinique le 26 septembre 2019. Cette recherche n'a donc pas été autorisée", a précisé l'ANSM à nos confrères.
Plusieurs enquêtes en cours
Actuellement, plusieurs enquêtes sont en cours dans cette affaire. François Crémieux, le directeur de l'AP-HM, cité par Mediapart, explique qu'"en lien avec les autorités de tutelle, l'ANSM et l'ARS, l'AP-HM donnera suite à toutes les alertes sur cet essai non autorisé et sur ses complications" et des "mesures seront prises en cas de manquements". L'ANSM, sans évoquer ces essais en particulier, a reconnu que plusieurs études avaient été menées d'une manière "pas admissible" par l'organisme et que des "suites adéquates sont initiées par l'Agence", sans plus de précision. L'AP-HM se réserve, pour l'heure, la possibilité de saisir le parquet de Marseille.
D'après le Code de la santé publique, conduire un protocole illégal est passible d'un an d'emprisonnement et 15.000 euros d'amende.
• Que sait-on du protocole mis en cause ?
La tuberculose est une maladie infectieuse, très contagieuse et qui entraîne, chaque année, la mort de 1,4 million de personnes, comme le rappelle l'Institut Pasteur. Le traitement est basé sur des antibiotiques. "Certains sont déjà connus. C'est assez encadré au niveau national et international avec l'OMS qui donne un nouveau guide chaque année", détaille Pascale Pascariello sur BFMTV. Dans le détail, en France, le traitement pour guérir la tuberculose revient à associer quatre de ces antibiotiques recommandés par les instances sanitaires nationales, internationales et par l'OMS, pendant six mois.
Or, "parmi les quatre antibiotiques donnés par Didier Raoult", deux (la sulfadiazine et la minocycline) ne figurent pas dans cette liste approuvée par les instances, et "n'ont pas du tout prouvé leur efficacité, pas même sur les animaux", souligne Pascale Pascariello.
Dans son enquête, la journaliste cite sur ce point Vincent Jarlier, ancien directeur du CNR de la tuberculose à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière: "La sulfadiazine peut entraîner des complications, notamment dermatologiques. Ne pas appliquer les recommandations internationales représente une perte de chance pour les patients."
• Que sait-on des patients ?
Conséquence directe de l'administration de ces deux antibiotiques non-approuvés pour le traitement de la tuberculose: "Plusieurs patients, dont un mineur de 17 ans, ont eu de graves complications médicales", révèle l'enquête. L'un des deux médicaments en particulier, la sulfadiazine, peut entraîner d'importantes conséquences rénales.
"Nous avons constaté de graves complications rénales sur certains patients mais je ne sais pas si ces effets ont été officiellement déclarés puisque cet essai n'était de toute façon pas autorisé", a témoigné anonymement l'un des soignants de l'IHU.
Au long de son enquête, Pascale Pascariello a pu consulter plusieurs dossiers de patients qui ont eu des complications, "dont un mineur de 17 ans". D'autres encore ont dû "terminer au bloc opératoire en urgence pour des poses de sondes" pour rétablir leur fonction rénale, explique-t-elle sur notre plateau.
La journaliste révèle également que plusieurs patients enrôlés dans cette expérimentation font partie d'un public précaire: étrangers, sans domiciles fixes, etc. Les personnes ne parlant pas forcément Français "ne savaient pas forcément que c'était un protocole non-autorisé qu'on leur administrait", souligne-t-elle.
Si l'on connaît les conséquences qu'ont pu avoir ces essais cliniques, impossible de déterminer le nombre de patients concernés, l'expérimentation n'ayant pas été autorisée. "Ça va être à l'AP-HM de mener l'enquête", prévient notre consoeur.
Mais, d'après elle, "il y a quelques semaines" encore, au moins un patient a été enrôlé dans cette expérimentation. Ce dernier a également eu des effets secondaires, non pas à cause de la sulfadiazine directement, mais parce que le protocole n'a pas permis de le soigner correctement.
C'est l'un des points qui avait été soulevé par l'un des employés de l'IHU, qui a confié ne plus supporter "de voir des patients dont la guérison est plus longue, repartir chez eux et contaminer une famille, parfois des enfants, parce que le traitement n'est pas efficace". Cette source sous couvert d'anonymat accuse Didier Raoult d'utiliser "des patients, précaires et souvent étrangers comme des cobayes": "C'est inhumain."
• Comment se défend l'IHU?
Malgré les nombreuses sollicitations et relances de la part de Mediapart, Didier Raoult, son adjoint Michel Drancourt, Philippe Brouqui, chef de pôle des maladies infectieuses et l'infectiologue Philippe Parola, n'ont pas souhaité réagir. Ils ne sont pas exprimés davantage depuis la publication de l'enquête de nos confrères.
• Y a-t-il eu des précédents au sein de l'IHU?
L'IHU et Didier Raoult ont rencontré un fort écho médiatique au début de la pandémie de Covid-19, en 2020, en évoquant notamment l'hydroxychloroquine comme traitement de la maladie, malgré l'absence d'effet prouvé. Une affaire qui n'a strictement rien à voir avec celle évoquée actuellement.
En juillet, en revanche, L'Express dévoilait une enquête, révélant que les équipes de l'IHU "ont publié des dizaines d'études - certaines signées par Didier Raoult - qui frôlent, voire franchissent les limites de la loi encadrant les expérimentations sur les êtres humains", dont des "mineurs" et des "sans-abri".
Quelques mois plus tard, en octobre, l'hedmodamaire signe une nouvelle enquête épinglant l'absence d'autorisations légales "pour au moins trois essais cliniques de l’IHU portant sur des greffes fécales".