"C'était une question de survie": ces infirmières qui ont raccroché leur blouse

Une infirmière au service de soins intensifs à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, le 30 novembre 2021 (photo d'illustration). - Thomas Samson-AFP
"J'ai arrêté à regret." Il y a dix ans, Anne-Sophie Minkiewicz renonce à sa "vocation". Après être passée par des services de cancérologie pédiatrique, de réanimation, de chirurgie ou encore de soins palliatifs, cette infirmière parisienne ne supporte plus ses conditions de travail. À cette époque, la jeune femme n'a pourtant que 23 ans et n'est diplômée que depuis trois ans.
"L'écart entre les raisons pour lesquelles on choisit ce métier et les conditions dans lesquelles on l'exerce, c'était violent", confie-t-elle pour BFMTV.com.
"Ce n'était pas le métier dont je ne pouvais plus, mais les moyens qu'on me donnait pour l'exercer", ajoute-t-elle. "Nous, on parlait besoins humains et on nous répondait par de la rentabilité et des logiques financières." Le malaise qu'elle évoque est largement partagé: sept infirmiers sur dix déclarent ne pas pouvoir consacrer suffisamment de temps à leurs patients, selon un sondage réalisé par l'Ordre national des infirmiers auprès de ses adhérents, publié début juin.
La dernière année, Anne-Sophie Minkiewicz faisait fonction de cadre, espérant que ses nouvelles responsabilités pourraient changer les choses. "J'ai vite été rattrapée par la patrouille", poursuit-elle, expliquant qu'elle se sentait "prise entre le marteau et l'enclume". "Infirmière, c'est un vrai engagement humain, psychologique, physique mais aussi personnel, familial. On sacrifie plein de choses. La chute a été violente."
"Je me suis dit qu'il fallait que je parte pour me protéger, c'était une question de survie", résume-t-elle. "C'était intenable."
Un tiers des diplômés abandonne
Après avoir raccroché sa blouse, Anne-Sophie Minkiewicz fonde Infirmière reconversion, une entreprise spécialisée dans l'accompagnement de ces anciens soignants et soignantes. Car ils sont nombreux et nombreuses à renoncer. Selon le Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI), un tiers des nouveaux diplômés abandonnent dans les cinq ans.
Le métier ne connaît pas de crise des vocations pour autant. Sur Parcoursup, la plateforme d'orientation dans l'enseignement supérieur, le diplôme d'infirmier fait partie des formations les plus plébiscitées. Mais certains étudiants renoncent avant même l'obtention de leur diplôme: chaque année, ce sont ainsi 10% des futurs diplômés qui capitulent, soit près de 9000 infirmiers en moins.
La France manque donc toujours d'infirmiers et d'infirmières actives. En juin 2020, quelque 7500 postes d'infirmiers étaient vacants à l'hôpital. Quatre mois plus tard, c'était 34.000. Et la situation ne cesse de s'aggraver: en octobre 2021, quelque 60.000 postes étaient non pourvus.
"Les départs sont tellements nombreux que mêmes les jeunes diplômés ne compensent pas", deplore pour BFMTV.com Thierry Amouroux, porte-parole du SNPI CFE-CGC.
Il évoque ainsi un total de 180.000 infirmiers et infirmières en âge de travailler mais qui n'exercent plus.
Si Thierry Amouroux reconnaît que la pandémie de Covid-19 a pesé - "on a tout donné, on nous a rappelés sur nos congés quand ils n'étaient pas annulés, enchaîné les heures supplémentaires" - il accuse les autorités d'aggraver la situation. Il dénonce ainsi la fermeture de 5700 lits d'hôpitaux supplémentaires en 2020 malgré la crise sanitaire.
Martin Hirsch, le patron de l'Assistance publique - hôpitaux de Paris, a d'ailleurs reconnu sur France Info une "désaffection" et un "ras-le-bol" des soignants, qui a pour conséquence la fermeture de 14 à 16% des lits des hôpitaux parisiens.
"Moins il y a de lits, moins il y a de soignants et plus les conditions de travail se dégradent", s'inquiète Thierry Amouroux, du SNPI. "Ce qui entraîne de nouveaux départs. C'est un cercle infernal."
Fermeture partielle, plan blanc, délestage... Face à ce manque de personnel, 20% des services d'urgences - publics ou privés - ont été forcés de limiter leurs activités. En réponse, Emmanuel Macron a annoncé début juin le lancement d'une "mission flash" d'un mois pour évaluer les difficultés de ces services.
"Le diagnostic on le connaît et les solutions aussi", estime pour sa part Thierry Amouroux. "Pas besoin d'un enième rapport. Il faut un véritable plan Marshall pour sortir de ce cercle infernal. Ce qui passe par une hausse des salaires mais aussi une réduction du nombre de patients par infirmier."
Seule avec 14 patients en fin de vie
La réglementation n'impose pas un nombre minimal d'infirmiers, à l'exception de certains services comme la réanimation, l'obstétrique, la chirurgie cardiaque ou l'hémodialyse, précise le Code de la santé publique. À l'étranger, certains États imposent des ratios - en Californie, c'est un infirmier pour quatre patients.
"En France, on peut avoir douze, et jusqu'à quinze patients par infirmier selon les services", regrette Thierry Amouroux. "On se retrouve à courir d'un patient à l'autre sans avoir le temps de faire correctement son travail. Ça en devient industriel."
Ce dont témoigne Béatrice Degunst, une infirmière du Val-de-Marne de 52 ans, qui s'apprête à raccrocher. "Quand je travaillais de nuit en soins palliatifs, j'étais seule avec une aide-soigante", raconte-t-elle à BFMTV.com. Elle se souvient d'un service comptant jusqu'à quatorze patients, "avec en moyenne un à deux décès par nuit". "Je peux vous assurer qu'on n'arrêtait pas."
"J'y ai consacré ma vie mais je ne peux plus"
Béatrice Degunst a entamé sa carrière il y a trente ans dans un service réservé aux malades du Sida en phase terminale, a enchaîné dans un autre dédié aux personnes souffrant de myopathies. Des journées et des nuits de travail parfois difficiles mais qui avaient du sens, assure-t-elle.
Après une première agression à l'hôpital, lors d'une nuit de garde, elle s'installe en libéral. Sa seconde agression par une patiente est l'incident de trop. Depuis, impossible pour elle de renfiler sa blouse. Pour Béatrice Degunst, la dégradation des conditions de travail mais aussi la surcharge de travail sont bien à l'origine de ce climat d'insécurité.
"Quand j'ai débuté, il y avait un vrai compagnonnage", se rappelle-t-elle. "On était plus nombreuses et il y avait toujours l'infirmière la plus ancienne du service qui vous donnait des astuces, vous expliquait le fonctionnement du service, vous faisait part de ses connaissances du métier. Aujourd'hui, les stagiaires et les jeunes diplômées, on n'a plus le temps de les former, c'est de l'abattage."
Arrêtée depuis son agression en fin d'année dernière, Béatrice Degunst envisage de se reconvertir dans la socio-esthétique - des soins esthétiques à destination de personnes malades ou fragiles - et de tourner la page sur sa carrière d'infirmière. "J'y ai consacré ma vie, je l'ai choisi et j'ai adoré. Mais là, je ne peux plus."