Meurtres de nouveau-nés: pourquoi ces "crimes sans mobile" interrogent les experts

Dominique Cottrez à son procès le 25 juin 2015. - Philippe Huguen - AFP
On la connaît encore aujourd'hui comme l'"affaire des bébés congelés". En 2009, Véronique Courjault, mère de famille d'Indre-et-Loire, était condamnée à huit ans de réclusion criminelle par la Cour d'assises de Tours pour avoir tué trois de ses bébés à la naissance, et en avoir déposé deux dans le congélateur familial.
À l'époque, du moment où son mari, Jean-Louis Courjault, découvre les cadavres à leur domicile, jusqu'à la fin de son procès, l'affaire suscite tant un sentiment de fascination que d'horreur dans les médias et l'opinion publique.
Ce dimanche, une femme a été placée en garde à vue après que son compagnon a découvert deux nouveaux-nés dans le congélateur de leur maison de Marolles-en-Brie, dans le Val-de-Marne. D'après les premiers éléments de l'enquête, qui doit encore faire la lumière sur les circonstances du drame, ces nouveaux-nés ont pu être tués dès leur naissance.
Un phénomène "qui a toujours existé"
Si tel est bien le cas, comme le soupçonnent les enquêteurs, le fait divers pourrait rejoindre la catégorie des "néonaticides". À comprendre: des homicides commis sur des nouveaux-nés, moins de vingt-quatre heures après leur naissance. "Ce n'est pas un terme juridique, mais il décrit une réalité", rapporte ce lundi auprès de BFMTV.com Me Marc Morin, qui a défendu Véronique Courjault devant les Assises en 2009.
Alors que la moyenne annuelle de néonaticides est très compliquée à évaluer - la pédiatre Anne Tursz rapportait en 2010 qu'une vingtaine de cas arrivaient devant la justice, mais que ce chiffre était largement sous-estimé - ce phénomène "a toujours existé", affirme Me Marc Morin.
Déni de grossesse?
"C'est un schéma dans lequel la femme est physiquement enceinte, mais pas psychologiquement. Et encore, lorsqu'une femme fait un déni de grossesse, son bébé se pose sur le côté, donc elle peut ne pas avoir de ventre et continuer à avoir ses règles", détaille l'avocat, qui se dit "spécialiste" de ces cas après avoir été contacté pour défendre une autre mère néonaticide à Lorient, avec sa consoeur Me Hélène Delhommais, en 2017.
Quinze ans séparent ces deux affaires, et leurs conclusions sont très différentes, souligne l'avocat: alors que Véronique Courjault a été reconnue coupable et a écopé de huit ans de prison (elle n'en fera finalement que quatre), la cliente lorientaise de Mes Delhommais et Morin a finalement été déclarée irresponsable pénalement en octobre dernier et n'a donc pas été jugée, les magistrats instructeurs ayant reconnu son déni de grossesse comme une pathologie.
"C'est un aboutissement, la justice a évolué. Les juges ont reconnu que le déni de grossesse était un mécanisme psychologique tellement puissant qu'il pouvait être une pathologie à part entière", se réjouit Me Marc Morin, qui concède cependant que tous les cas de néonaticides ne sont pas liés à un déni et que certaines femmes cachaient sciemment leur grossesse.
Des parcours et un rapport à la sexualité souvent compliqués
Si l'affaire Courjault reste sûrement le cas le plus connu en la matière, l'octuple néonaticide commis par Dominique Cottrez dans le Nord est l'illustration du phénomène la plus importante en Europe à ce jour. Entre 1989 et 2000, Dominique Cottrez a étouffé à huit reprises ses enfants à la naissance, sans que ses proches ne remarquent ses grossesses, du fait de sa forte corpulence.
Lors de son procès, l'accusée maintenait n'avoir "pas d'autre solution" que de tuer les bébés, se rendant compte "trop tard" de sa grossesse. Condamnée à neuf ans de prison en 2015, l'aide-soignante a été libérée trois ans plus tard.
Un caractère plutôt introverti, un rapport difficile à la sexualité, une histoire familiale et personnelle compliquée... Lorsque l'on se penche sur les parcours de ces femmes, impossible de passer à côté des points communs qui les relient.
Dans un ouvrage consacré au sujet, Les violences inaudibles: récits d'infanticides, la sociologue Julie Ancian souligne que ces mères sont souvent prises dans des "configurations complexes, qui les ont conduites à taire et à dissimuler leurs grossesses, notamment leur isolement et l'exposition à diverses formes de violence, physique, sexuelle, psychologique, économique", écrit-elle, dans cet ouvrage paru aux éditions du Seuil en février.
La sociologue, qui a rencontré de nombreuses mères condamnées pour néonaticides afin d'analyser au mieux le phénomène, souligne que dans la plupart des cas, l'argument de l'accès à la contraception est utilisé contre ces femmes. Au travers des récits qu'elle recueille, Julie Ancian montre au contraire que des inégalités persistent au niveau de l'accès aux soins pour les femmes en situation de précarité financière.
"Des crimes sans mobile"
Selon Me Marc Morin, dans leur esprit, le bébé n'est souvent rien de plus "qu'une partie de leur corps, pas un enfant".
"Mais elles ne présentent pas de dangerosité, analyse-t-il. Elles font même tout pour se faire prendre, que ce soit en plaçant les cadavres dans le congélateur familial ou, dans le cas de ma cliente lorientaise, en inscrivant ses initiales sur le sac dans lequel les bébés ont été déposés."
Véronique Courjault, Dominique Cottrez, ou, plus récemment, Audrey Chabot... Pourquoi ces affaires fascinent-elles autant? "Parce que ce sont des crimes sans mobile", tranche Me Morin.
"Monstres" ou "victimes"
Qu'elles soient considérées comme des "monstres" ou qu'elles suscitent la pitié, ces femmes soulèvent chaque fois de vives émotions dans le grand public. Un phénomène lié, selon l'avocat de Véronique Courjault, à l'évolution de la société, qui place au centre de ses préoccupations, tout comme de son droit, la protection de l'enfant.
"En prison, elles ont souvent des conditions d'incarcération difficiles car les autres détenues les considèrent comme des tueuses d'enfants. Pendant un an, avant d'être libérée, ma cliente de Lorient a subi insultes et violences", raconte Me Marc Morin.
Pourtant, "ces femmes ne prennent aucun plaisir à tuer leurs bébés après les avoir portés pendant neuf mois", assure l'avocat.