Féminicide: elle veut faire reconnaître la faute de l'État dans la mort de sa soeur et de ses parents

C'est une audience qui va compter pour Cathy Thomas. Cette femme attaque ce lundi l'État après la mort en 2014 de sa soeur et de ses parents. Ce triple meurtre a été commis par l'ancien compagnon d'Isabelle Thomas, la soeur de Cathy, alors même que ce dernier était placé sous contrôle judiciaire et avait interdiction de l'approcher. Cathy Thomas veut désormais faire condamner l'État pour "faute lourde".
"Un féminicide qui conduit à trois meurtres, c'est rare, estime Me Isabelle Steyer, l'avocate de Cathy Thomas. L'État aurait dû la protéger." La protéger de Patrick Lemoine, un carrossier de 49 ans. Isabelle Lemoine le rencontre en 2012, alors qu'elle vient de se séparer de son mari et père de ses deux enfants. Leur relation avance vite et le couple s'installe rapidement ensemble. Mais quelques semaines plus tard, les premiers coups pleuvent. Pendant plusieurs mois, la professeure de mathématiques de 47 ans subit les violences. En 2014, elle décide de porter plainte.
L'ex-compagnon sous contrôle judiciaire
Dans sa plainte, Isabelle Thomas explique que son compagnon s'est jeté sur elle, l'a étranglée, l'a tirée par les cheveux et l'a frappée. Sa plainte est alors enregistrée pour "violences volontaires" et non pour "tentative d'homicide". Pour l'avocate, il s'agit déjà du premier dysfonctionnement dans cette affaire. Car après avoir été placé en garde à vue, Patrice Lemoine est laissé libre et placé sous contrôle judiciaire, avec interdiction d'entrer en contact avec Isabelle Thomas. Ce qui ne va pas l'empêcher d'envoyer des SMS à son ancienne compagne, des mails, des lettres. Parfois menaçantes.
Patrice Lemoine se rend chez les parents d'Isabelle Thomas, où elle a trouvé refuge. Il va la suivre jusqu'au bureau de son avocat, brisant alors les conditions de son contrôle judiciaire. Là encore, il la menace. L'enseignante va alerter les autorités, le parquet lui demande de déposer plainte, à nouveau. Ce qu'elle fait. Mais le juge des libertés et de la détention n'est pas saisi, le contrôle judiciaire de Patrice Lemoine n'est pas révoqué. Un calvaire que va subir Isabelle Thomas jusqu'à ce tragique 4 août 2014. L'ancien compagnon va prendre en filature sa voiture, dans laquelle se trouvent aussi ses parents. Au terme d'une course poursuite dans les rues de Grande-Synthe, l'homme tire froidement sur les trois passagers.
Une faute "grave" de l'État?
"Ma sœur a eu le courage de porter plainte malgré la terreur dans laquelle elle était plongée quotidiennement, malgré la douleur intense, malgré la peur, malgré les traumatismes, et ma sœur n’a bénéficié d’aucune protection, d’aucune prise en charge, d’aucune aide matérielle pour se cacher, d’aucun conseil", nous a confié en juillet dernier Cathy Thomas, pour qui le drame aurait pu être évité. Au cours de la course-poursuite, Isabelle Thomas a joint le commissariat local. Mais aucune patrouille n'a été envoyée. Interpellé et placé en garde à vue après les faits, Patrice Lemoine s'est suicidé dans sa cellule.
"Cathy Thomas n'a pas eu de procès, cette assignation est importante pour elle, confie Me Isabelle Steyer. C'est inadmissible que l'État n'ait rien fait. Quand on entend des gens qui supplient, des gens mourir, on décide de ne pas envoyer de voiture? C'est très grave."
Plus que d'attaquer des personnes, l'avocate veut s'attaquer à tout un système qui n'a pas su protéger Isabelle Thomas, qui n'a pas su faire respecter le contrôle judiciaire du compagnon violent. Un combat, même si les chances de l'emporter devant une juridiction civile sont minces. "En premier lieu, les victimes se retournent contre l'auteur de l'attaque, rappelle Me Aldo Sévino, avocat à Lyon. On ne va pas chercher quelqu'un d'autre quand on la possibilité de poursuivre l'auteur." Les procédures visant l'État ne sont donc pas une évidence pour les familles et sont peu nombreuses. "Des familles qui ont souvent beaucoup d'autres choses à gérer, et notamment leur deuil", abonde Me Isabelle Steyer.
Peu de condamnations
Actuellement, deux affaires ont donné lieu à une condamnation de l'État. En mai 2014, la justice a donné raison à la famille d'Audrey Vella, tuée de neuf coups de couteau par son ex-compagnon violent. La jeune femme avait porté plainte à plusieurs reprises. Les juges avaient estimé que "l'absence de réaction des services de gendarmerie" avait provoqué "un sentiment d'impunité" chez le meurtrier. L'État avait été condamné à payer plus de 130.000 euros de dommages et intérêts.
Une autre condamnation a été prononcée en janvier 2017 par la cour d'appel de Paris après la mort d'une jeune femme tuée par son ancien compagnon. En 2018, une autre affaire n'a donné lieu à aucune condamnation car l'action engagée était prescrite. "Tout agissement qui crée un risque ou tout dysfonctionnement n'implique pas qu'il y ait eu une faute lourde, explique-t-on du côté du ministère de la Justice. Il faut déterminer s'il y a un lien de cause à effet entre le dysfonctionnement et le passage à l'acte."
Prouver la causalité
En 2015, la famille de Géraldine, une femme tuée de plusieurs coups tirés à la carabine par son ancien compagnon, policier, a été déboutée de sa demande. La mère et l'enfant de la victime avaient assigné l'État pour faute lourde alors que la plainte de Géraldine contre son ancien compagnon n'a jamais été transmise au procureur, qui n'a pas pu évaluer les risques qu'encourait la jeune femme. La faute, lourde, avait d'ailleurs été reconnue par le ministère public lors de l'audience.
"Il faut déjà s'armer de courage et de force car il faut prouver qu'il y a une faute et la caractériser comme lourde", détaille Me Aldo Sévino, qui a défendu la famille de Géraldine.
La justice a certes reconnu qu'il y avait eu une faute lourde. Mais, les juges ont estimé qu'il n'est pas certain que si la plainte avait été transmise et traitée par le procureur, ce travail aurait pu empêcher l'homme de passer à l'acte.
"Ce qui est certain pourtant, c'est qu'il y aurait eu une réaction, concède, amer, Me Sévino. Pour faire reconnaître la responsabilité de l'État, il faut montrer que la faute lourde a un lien direct avec le passage à l'acte."