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Bandes dessinées

Label 619, la maison d'édition qui veut bousculer la BD franco-belge

Détail de la couverture de "Mutafukaz 1886" de Run et Simon Hutt

Détail de la couverture de "Mutafukaz 1886" de Run et Simon Hutt - Label 619- Ankama

Cette collection, qui a notamment révélé Mathieu Bablet (Carbone et Silicium), dynamite la BD franco-belge en y injectant l'énergie des comics et des mangas.

Fondé au cours des années 2000 par le dessinateur et scénariste Run, le créateur de Mutafukaz, le Label 619 est le secret le mieux gardé de la BD franco-belge. A l’avant-garde du 9e Art, comme le fut en son temps la revue Métal Hurlant, le Label 619 a su se faire un nom avec ses récits innovants, transposant en France l’énergie des comics et des mangas.

Le Label 619 doit aussi sa longévité aux jeunes talents découverts par Run, une équipe qui compte certains des plus grands dessinateurs de leur génération, comme Mathieu Bablet (Shangri-La, Carbone et Silicium), Guillaume Singelin (PTSD), Florent Maudoux (Freaks' Squeele) ou encore Baptiste Pagani (The Golden Path), Gax et Simon Hutt.

Ce talent a un prix. Les auteurs du Label sont actuellement plus connus à l’étranger qu’en France. Run a réalisé au Japon, avec le studio 4°C, une adaptation de Mutafukaz, qui cartonne désormais sur Netflix aux Etats-Unis. Mathieu Bablet a quant à lui participé au Tezucomi, prestigieuse revue japonaise qui revisite l'œuvre d'Osamu Tezuka. Et Guillaume Singelin, dont les illustrations rencontrent un grand succès en Argentine et au Brésil, a vu sa deuxième BD PTSD d’abord éditée outre-Atlantique.

L'équipe du Label 619 - Guillaume Singelin, Run, le graphiste Yuck, Mathieu Bablet et Florent Maudoux
L'équipe du Label 619 - Guillaume Singelin, Run, le graphiste Yuck, Mathieu Bablet et Florent Maudoux © © Ludovic Monnier

Cette situation va bientôt changer. Jusqu’ici associé à l’éditeur de jeux vidéo Ankama (à qui l'on doit les jeux Dofus et Wakfu), le Label 619 vient de rejoindre Rue de Sèvres, la filiale BD de L’École des Loisirs. Une renaissance pour le Label, qui va enfin pouvoir être reconnu par une profession qui l’a souvent ignoré, notamment à Angoulême, où Carbone et Silicium, pourtant salué comme l’aboutissement de la carrière de Mathieu Bablet, a été boudé.

"Dépoussiérer la BD franco-belge"

Le Label 619 a toujours occupé une place à part dans le paysage de la BD franco-belge, précise Run: "Les éditeurs nous connaissaient de loin, mais ils ne savaient absolument pas ce qu’on faisait. C’était lié à l’ADN de base d'Ankama qui est avant tout une maison de jeux vidéo. Beaucoup de gens se disaient que le Label était la danseuse d’Ankama, que ça durerait trois ans et qu’on n’en entendrait plus parler."

"C'est pour cette raison que j'ai choisi le mot 'label', pour faire comme un label de maison de disques", renchérit l'éditeur, qui a aussi accolé au mot le chiffre 619, une référence à l’indicatif téléphonique de San Diego, la ville du Comic-Con, et à une célèbre prise du catcheur Rey Mysterio. "L’idée au tout début était de dépoussiérer la BD franco-belge. C’était un peu arrogant, avec ce petit côté provoc' des sales gosses qui débarquent en sachant qu’ils ne vont pas être pris au sérieux", concède Run.

Cette rage de "petit mec revanchard" a animé le Label pendant un an. "Rapidement, le 619 est devenu le 619", se souvient le dessinateur. "On a développé un esprit de cultures métissées complémentaires, qui n’essaie pas de singer les comics et les mangas, mais au contraire de digérer tout cela en se demandant ce que peut être le regard d’un européen sur cette culture qui l'a biberonné depuis son enfance."

Les œuvres du Label 619
Les œuvres du Label 619 © Label 619

Jusqu’en 2019, Run a dirigé seul le label, en y imprimant ses envies. Il a rencontré un grand succès avec Mutafukaz (2008-2015), hommage aux films d’action des années 1990 et à la culture californienne. Il a depuis publié deux séries dérivées de son titre phare. La deuxième, Mutafukaz 1886, située au XIXe siècle pendant la Ruée vers l’Or, vient de paraître. Run a aussi vu son protégé Mathieu Bablet jouir d'un retentissement de plus en plus important grâce à ses fables de SF Shangri-La (plus de 90.000 ex. vendus) et Carbone et Silicium (entre 120.000 et 130.000 exemplaires).

"Protéger l’identité très forte du Label"

Le Label 619 se démarque par sa capacité à raconter les histoires d’une manière aussi efficace que les Américains et les Japonais, le plus souvent sans avoir recours à la structure classique en trois actes. Marqué par la pop culture américaine et japonaise, le Label a depuis élargi son spectre, remarque Florent Maudoux: "Au début, on était très urbain, puis on s’est ouvert à la SF et à la fantasy. On est porté par le regard de Run. Il remet toujours tout en question. C’est ce qu’on essaie de faire dans nos histoires."

Les histoires du Label 619 proposent une vision très sombre du monde contemporain, entre critique du capitalisme, et dénonciation des injustices et du sort réservé aux laissés-pour-compte de la société. "On voit le monde tous les jours, on sent qu'il y a des soucis et ça se ressent dans nos projets", commente Guillaume Singelin. "Ce sont des thématiques que l'on ne peut pas occulter. Chacun apporte ensuite sa vision et ses solutions."

En 2019, Run s’est associé à Mathieu Bablet, Guillaume Singelin et Florent Maudoux pour gérer le label. En plus d’imaginer leurs propres histoires, ils sont désormais leurs propres éditeurs. Une stratégie adoptée pour "protéger l’identité très forte du Label", explique Florent Maudoux: "Très vite, il y a eu des gens qui ont voulu faire du Label à la place du Label. On s’est demandé comment faire pour maintenir ce qui ressemble presque à un mouvement artistique."

L’association avec Rue de Sèvres arrive à point nommé pour assurer cette liberté éditoriale et préserver l’identité graphique du Label 619 - tout en se rapprochant de "nouveaux interlocuteurs qui ont une expertise en BD, et un large réseau qui peut donner un boost au Label", note Guillaume Singelin. "Ankama est une bonne boîte, j’avais carte blanche, néanmoins, l'édition n'est pas au coeur de leur activité", poursuit Run.

"Le partenariat avec Rue de Sèvres peut paraître étrange sur le papier, mais il va vraiment nous permettre d'aller au-delà de notre public de fidèles et de nous ouvrir à un nouveau public un peu plus large, qui ne nous connaît pas", se réjouit encore Guillaume Singelin. "Ça va nous permettre de continuer de défricher de nouvelles manières de faire de la bande dessinée franco-belge, ce que Run avait déjà initié avec les fascicules de Puta Madre ou de Mutafukaz 1886, disponibles en librairie", glisse Mathieu Bablet.

"On est un peu des faux-monnayeurs"

L'ADN du Label ne va pas se diluer dans celui de L'École des loisirs. Connu pour ses ouvrages à la fabrication luxueuse disponibles à des tarifs défiant toute concurrence, le Label restera sur cette ligne. Pour Mathieu Bablet, il s'agit d'une manière "d’apporter la culture au plus grand nombre, pour qu’elle évite de réserver les romans graphiques aux CSP+." Florent Maudoux y voit un clin d'œil à l'esprit de contrebande du Label: "On est un peu des faux-monnayeurs. On essaie de péter le marché comme des mafieux. On imprime du papier et on essaie de lui donner la meilleure valeur possible. On adore les beaux objets, mais on ne veut pas les payer cher."

Les titres du Label 619 édités chez Ankama n’iront cependant pas chez Rue de Sèvres. Le quatrième tome de Mutafukaz 1886 sortira le 27 août chez Ankama, et la publication de la populaire anthologie Doggybag vient de s'interrompre. Plutôt que de partir dans des batailles juridiques pour récupérer le titre, Run planche sur "des idées de rechange": "Il peut y avoir de nouveaux projets, mais il n'y aura plus de Doggybags dans sa forme actuelle." Midnight Tales, anthologie de récits de sorcellerie chapeautée par Mathieu Bablet, va en revanche ressusciter chez Rue de Sèvres: "La suite est prévue, mais pas tout de suite. Elle sera différente de ce qu’on a fait. On veut proposer un objet un peu original. Ça prend un peu de temps de réflexion."

Le Label proposera à partir de janvier 2022 une dizaine de nouveautés par an avec Rue de Sèvres. Trois titres sont prévus en janvier, dont la suite de Mutafukaz, qui sera composée de trois tomes de 140 pages. Guillaume Singelin prépare aussi pour fin 2022 Frontier, récit de SF qui abordera la problématique du monopole des grandes compagnies à l'ère d'un nouvel âge d'or spatial. Mathieu Bablet reviendra enfin en 2023 avec un nouvel album d’environ 200 pages dont il vient de terminer le scénario, et dont il va débuter le découpage. Une ultime histoire de SF, inspirée par le jeu Death Stranding et par Nausicaa de Miyazaki, pour clôturer la trilogie initiée avec Shangri-La et Carbone et Silicium.

"J’en aurai fini un peu sur le sujet, et je ne compte pas replancher dessus", confie-t-il. "Shangri-La montre ce qui se passe quand un monde fonctionne mal comme le nôtre, avec ces histoires d’hyperconsummérisme et d’humains qui se rêvent démiurges. Carbone raconte ce qui se passe pendant qu’on est en crise, et comment se réinventer avec le collectif. Le but de la prochaine BD, c’est de montrer l’après - des sociétés libérées des considérations et des systèmes de fonctionnement d'aujourd’hui. Ce sera une grande fresque de SF dans un monde complètement inventé. Je ne veux plus trop être dans de l’anticipation, mais dans de la SF pure."
https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV